Mémoires
d'une déportée arménienne 

Madame P. Captanian

Mémoire d'un déportée arménienne(...) Une autre surprise m'attendait. Comme je me disposais à allumer un feu de bois pour apprêter mon pilav en creusant un trou dans la terre, je soulevais une main d'enfant, le reculais saisie d'horreur. Poussant plus loin mes investigations, je découvre dans le sol, fraîchement remué, des cheveux blonds et un fragment d'os frontal. Je m'empresse de recouvrir ces restes du pauvre petit inconnu.

Un spectacle non moins lugubre nous attendait. De pauvres vieilles femmes qui venaient de faire le voyage à pied, allaient les unes après les autres se jeter dans la rivière.

Torturées par la faim et la soif, épuisées, elles avaient pris le parti d'en finir avec la vie. Des Turcs, assis sur la rive, assistaient impassibles à la scène. Je demandais aux gardiens s'ils ne voulaient pas se porter à leur secours. Cyniquement, l'un d'eux m'apprend que cette rivière avait déjà englouti quantité de vies humaines. «Un temps viendra, ajouta-t-il, où vous chercherez une rivière pour vous noyer et vous ne la trouverez pas. N'est-il donc pas raisonnable que vous profitiez de l'occasion pour vous libérer le plus tôt possible. » Une vieille fut emportée par le courant.

Les autres flottèrent un instant avant de disparaître dans le remous de l'eau. J'en vis une qui lutta un instant contre le courant qui l'entraînait. Visiblement elle faisait des efforts pour se sauver. Le goût de la vie est si doux ! Bientôt après on n'entendait que les murmures du rapide Alys qui gardait dans son sein ses enfants exilés et abandonnés... (...)

Nos ennemis se réjouissent de votre mort dans la croyance que l'arbre est coupé jusque dans sa racine. Ils se trompent dans leurs calculs criminels. Toute notre race est douée d'énergie suffisante, si habituée elle est au malheur qu'elle ne saurait succomber à leurs coups, si durs soient-ils.

Que d'enfants n'avons-nous pas vus vivant dans l'abandon, sous les arbres. L'un d'eux je ne peux l'oublier. Il devait bien avoir cinq ans. A côté, un cadavre encore frais : c'était la mère. A notre vue, il se dressa sur ses pieds. Prenez-moi, s'écria-t-il en nous tendant les bras ; ne me laissez, pas ici. Où est ta maman lui demandons nous. «, fit-il, en nous montrant la morte. Elle ne se réveille pas, ne me laissez pas ici. Il y fait trop noir la nuit».

On ne connaîtra jamais le nombre d'enfants abandonnés dans les bois. On les voyait errer sous les arbres dans le silence des solitudes. Quelques-uns paraissaient indifférents à leur sort. Ils nous regardaient passer sans dire mot, comme s'ils avaient toujours vécu ainsi.


Captanian P., Mémoires d'une déportée arménienne. Flinkowski Ed. Paris, 1919