Arméniens et Jeunes Turcs

Les massacres de Cilicie

A. Adossidès

Arméniens et Jeunes-TurcsDes malheureux par milliers étaient traqués à coups de «fusils, de haches, de bâtons, si bien que dans certaines rues» il y avait des murailles de corps entassés et des fleuves de «sang», écrit dans une lettre d'Adana, en date du 8 nov., M. Léopold Favre, le philanthrope genevois qui a visité le théâtre du sinistre pour y faire une enquête et distribuer aux survivants les secours du comité philarmène helvétique.

Le Journal de Genève, 20 décembre 1909

Un Jésuite, qui eut le courage de sortir pendant l'émeute, me montre un ruisseau où littéralement le sang coulait «comme l'eau après une pluie d'orage».

Au pays des massacres,
par Jean d'Annezay, Blond & Cie, éditeurs, Paris.

Beaucoup de témoins racontent que des Arméniens furent attachés par les deux jambes, la tête en bas, et fendus à coups de hache, comme bêtes de boucherie. D'autres furent liés avec des cordes et étendus sur un lit de bois auquel on mit le feu; d'autres encore furent cloués vivants sur les planchers, sur des portes, sur des tables.

Il y a aussi des jeux atroces, des farces sinistres. On prend des Arméniens, on les ligote, et sur leurs genoux immobilisés on découpe en tranches ou on scie leurs enfants. Le Père Benoît, de la mission française, rapporte un autre trait :

Les bourreaux jonglaient avec des têtes fraîchement coupées et même, sous les yeux des parents, ils lançaient en l'air des petits enfants qu'ils recevaient à la pointe de leurs coutelas.

Les supplices sont tour à tour grossiers ou savamment raffinés. On soumet certaines victimes à une série de tortures appliquées avec un art consommé, de manière à prolonger la vie dans la chair du martyr afin de faire durer la fête : on les mutile lentement, méthodiquement, en leur arrachant les ongles, en leur écrasant les doigts, en leur tatouant le corps au moyen de fers incandescents, puis on leur scalpe le crâne, enfin on les réduit en bouillie que l'on jette en pâture aux chiens.

A d'autres, on brise petit à petit les os, on les crucifie ou on les fait flamber comme des torches. Tout autour des patients, des groupes se forment qui se récréent à ces spectacles et applaudissent chaque geste des tortionnaires.

Parfois ce sont des abominations infernales, des orgies sadiques. On découpe à un Arménien les extrémités du corps, puis on l'oblige à mâcher ces morceaux de sa propre chair. On étouffe des mères en leur bourrant la bouche de la chair de leur propre enfant. A d'autres, on ouvre le ventre et, dans la plaie béante, on enfonce, après l'avoir écartelé, le petit que tout à l'heure elles portaient dans leurs bras.

aigleEn 1895 des supplices analogues furent infligés aux Arméniens. C'est ainsi qu'à Malatia et ailleurs, on a détaillé sur la place publique de la chair d'Arménien en découpant le patient encore vivant. Les tortionnaires d'Adana ont cependant surpassé ceux des précédents massacres.

M. Antonio Scarfoglio, envoyé spécial du Matin à Adana, a publié dans ce journal (n° du 5 et du 7 juin 1909 deux récits détaillés des horreurs qui y ont été perpétrées. Voici un extrait du récit en question. " ... On passait aux femmes après les hommes, après les maris. On les déshabillait, on leur coupait les pointes des seins qu'on obligeait les enfants à mâcher. Des fois, ils leur promettaient la vie sauve pourvu qu'elles baisassent le canon du fusil, et alors ils leur déchargeaient l'arme dans la bouche ; d'autres fois encore, ils les violaient seulement, puis les chassaient nues à travers les rues à coups de crosse.

Dans une ferme, ils avaient surpris toute la famille Burdikian composée du mari, de la femme, de deux enfants mâles et d'une fillette de six ans. La femme, âgée de vingt-huit ans, s'était jetée à leurs pieds en criant pitié. Ils avaient souri et lui avait répondu :

- Nous aurons pitié, nous aurons pitié, tu vas voir.

Eux, ils dansaient
et chantaient,
autour du bûcher
humain, des
hymnes chrétiens.

Puis, ayant lié le mari au pied du lit, ils avaient pris la femme, l'avaient mise complètement nue et, avec trois gros clous, l'avaient clouée au mur, un clou pour chaque main, un pour les pieds.

Avec la pointe d'un yatagan ils avaient tatoué sur son ventre un des symboles chrétiens ; puis tandis que, folle d'épouvanté, elle se taisait et regardait de ses yeux écarquillés, ils avaient conduit le mari devant elle au milieu de la chambre, l'avait déshabillé, l'avaient enduit de pétrole et l'avaient allumé comme une torche.

Le corps avait pris feu gaiement en grésillant, les cheveux avaient fait une flambée, la chair était calcinée et détachée avant qu'il ne mourût... Eux, ils dansaient et chantaient, autour du bûcher humain, des hymnes chrétiens. Les enfants pleuraient dans un coin, la femme regardait du haut de son mur, les bras ouverts, tout son jeune corps offert, avec son ventre sanglant, devenu tabernacle. Puis on lui avait coupé les seins et forcé les enfants à sucer cette chair saignante, on lui arracha les ongles, on lui coupa les doigts, lui trancha le nez, lui brûla les cheveux. Enfin, sous ses yeux d'agonisante, on scia la tête aux enfants mâles, on violenta la fillette, puis on leur enleva le foie et le cœur, que l'on mit dans la bouche de la mère en criant : «Sainte Vierge Marie, sauve-les ! Viens, descends. Ne vois-tu pas qu'ils meurent ? C'est le cœur, tu sais, que tu manges, le cœur de tes fils, tes fils chers, que tu aimais tant, de tes fils, si jolis, si blonds ! ...»

On l'acheva à coups de hache.

Et encore et encore.

(...) 

Adossidès A., Arméniens et Jeunes Turcs, P.V. Stock Editeur, Paris, 1910