Les Turcs ont passé là...

Georges Brézol

Les Turcs ont passé làLes Turcs sont passés là. Tout est ruine et deuil. Chio,
l'île des vins, n'est plus qu'un sombre écueil

(...)

Veux-tu pour me sourire, un bel oiseau des bois,
Qui chante avec un chant plus doux que le hautbois,
Plus éclatant que les cymbales ?
Que veux-tu ? Fleur, beau fruit,
ou l'oiseau merveilleux !
Ami, dit l'enfant grec, dit l'enfant aux yeux bleus,
Je veux de la poudre et des balles.

Victor Hugo, Les Orientales

Ce fut, dans toute l'Europe, un long cri de douloureuse émotion quand le télégraphe répandit l'horrible nouvelle - la Cilicie gémissant sous la cruauté de ses tortionnaires musulmans, des villages entiers saccagés, détruits, ensanglantés, l'écrasement du plus faible par le plus fort. Au vingtième siècle, alors que la civilisation est plus affinée que jamais, n'est-il pas honteux que des hommes - qui devraient s'aimer comme des frères - s'entretuent et s'égorgent ?(...)

Adana et Alep sont teints du sang de milliers d'innocentes victimes armé niennes, dont l'histoire ottomane de l'an 1909 restera à jamais éclaboussée.

La tuerie dura trois jours, pendant lesquels des brutes fanatisées par la guerre sainte au guiaour exterminèrent sans pitié les malheureux Arméniens écrasés par le nombre.

(...) Adana est une province de 400 000 âmes, dont 45 à 50.000 Arméniens, noyés dans une masse de 300 000 musulmans. (...)

Dès que le signal du carnage fut donné, des bandes de bachibouzzoucks descendirent des villages du vilayet sur la ville. Ils allaient à cheval, le revolver au poing, le fusil en bandoulière, le yatagan au côté et, sur leur passage, ces pillards fanatiques, sanguinaires et infatigables semaient le désastre et la mort. La fusillade ne s'arrêtait, au coucher du soleil, que pour recommencer de plus belle à l'aurore. (...)

Les cimetières eux-mêmes n'étaient pas respectés, les meurtriers massacraient les infortunés qui s'y étaient réfugiés. (...)

Les personnalités gouvernementales poussèrent le parti-pris jusqu'à faire endosser aux Arméniens eux-mêmes, les responsabilités des massacres dont ils avaient été les victimes. (...)

D'ailleurs, les chiffres -qu'on ne peut malheureusement définir d'une façon exacte - sont d'une éloquence qui vous fait frissonner. Trente mille personnes égorgées, trois cents fermes incendiées, plus de dix mille têtes de bétail volées, des pertes matérielles dépassant vingt millions de liv. tq. (environ 500 millions de francs), tel est le bilan approximatif du massacre des Arméniens dans la province d'Adana.(...)

(...) les tableaux sanglants, les scènes de carnage sont d'une horreur déconcertante, et en les lisant on évoque tout naturellement le vers de Victor Hugo, dans l'Enfant Grec :

Les Turcs ont passé là, tout est ruine et deuil...

Les Turcs ont passé là..., Georges Brézol, Chez l'auteur, Paris, 1911