Au pays des massacres

Jean d'Annezay

Au pays des massacresMERSINE. - La baie est pleine de requins, dos gris, nageoires en forme d'ailes qui affleurent les vagues. On m'explique pourquoi, car je ne comprenais pas : les cadavres ! Les milliers de cadavres, qui depuis deux semaines descendent le Sarus, et plus loin le Cydnus et l'Oronte, leur offrent d'immenses festins de chair humaine. Les marins d'escadre inoccupés, accoudés aux bastingages, en voient journellement passer, même quinze jours et trois semaines après (ceux qui sont restés accrochés en route aux lauriers-roses). Ils flottent ballottés par la vague, nus, gonflés, épouvantablement mutilés.

Sur l'eau aujourd'hui d'azur lisse, les cuirassés sont immobilisés devant Mersine; formidables et sombres, semblant de petites villes de métal gris, ils tendent vers les quais leurs longs canons comme des doigts sévères qui menacent... mais ils ne frapperont pas. Cependant ils intimident et ils rassurent; la ville et les vergers environnants sont pleins de réfugiés qui s'écrasent à l'abri de leur protection illusoire. Peut-on dire pourtant qu'ils ne fassent rien ?.. Non ! ils dansent ! à la société de Mersine ils offrent des bals - sans doute de consolation.

Dans la rue qui me conduit hors, enfin, de ce quartier de cauchemar, une grande fillette, qui me tourne le dos, est assise à même les pavés, la tête dans les genoux, les épaules soulevées comme par un effort rythmique et continu. Qu'est-ce qu'elle fait toute seule là? D'abord je ne comprends pas, mais en approchant je vois : elle sanglote en silence, et c'est la violence de ce profond et silencieux chagrin qui la secoue tout entière. Qui pleure-t-elle ? sa maison ? ses parents? Pire encore sans doute, car en la touchant à l'épaule je vois, sous le masque tordu d'avoir tant pleuré et gémi, qu'elle était bien trop jolie pour que des brutes lui aient fait grâce. Cette enfant écroulée au milieu d'une rue où l'on ne passe plus, jamais je n'ai rien vu d'aussi lamentable, et ce désespoir que je touche me fait comprendre enfin que tout ce que j'ai vu, si horrible soit-il, n'est rien auprès de ce qui a eu lieu. C'est le calme du cadavre assassiné, lugubre je le veux, mais qui n'est rien auprès de l'horreur même du meurtre. Oh ! c'est l'agonie de ces journées de massacre qu'il eût fallu voir, l'agonie de milliers d'âmes, de toute une ville, les faits eux-mêmes enfin : gerbes de flammes, coulées de sang, cris de lutte et de mort, et, la nuit, le bruit sourd des portes défoncées, puis les plaintes, et non pas les résultats : ruines refroidies déjà et silencieuses.

«Revivre ces journées-là ! j'aimerais mieux mourir tout de suite».

Jean d'Annezay, Au pays des massacres, Blond &Cie Paris, 1910