Mémoires

Monseigneur Jean Naslian

Mémoires naslianDans ces conditions, les infortunées caravanes, étaient exposées à de fréquentes attaques de bandes organisées d'avance par le Gouvernement, prêtes aux actes de la plus navrante sauvagerie.

Les jeunes filles et les femmes étaient traquées comme des bêtes, marchandées et vendues de mains en mains; le viol, le meurtre et le pillage de ces troupeaux étaient laissés au gré des gendarmes d'escorte.

Pleins pouvoirs avaient été donnés à ces gardiens de l'ordre public de les laisser en route, de les garder en caravane ou de les livrer à la première réclamation des bandes d'assassins.

Souvent les déportés avalaient leur or pour le celer et sur un soupçon des gendarmes, ils étaient éventrés pour extraction de la monnaie ou brûlés pour pouvoir ensuite ramasser l'or soupçonné.

C'est ainsi que sur la longue route du Calvaire le nombre des déportés diminuait peu à peu : aussi la mort était-elle le moindre mal que les survivants se souhaitassent. Quant aux vieilles femmes et aux malades qui ne pouvaient plus se traîner, on les tuait à coups de fusils, de poignards, à coup de haches ou de grosses pierres sur le crâne ou tout simplement par le feu dont les bourreaux se donnaient le plaisir de se faire lumière de nuit.

L'eau même qui aurait dû désaltérer la brûlante soif de ces promeneurs forcés servait pour les bourreaux de nouveaux moyens de tortures raffinés; les gendarmes liaient leurs victimes à de gros pivots ou à des troncs d'arbres en face des rivières ou des ruisseaux ou bien en faisaient marcher d'autres le long des fleuves avec défense de s'en approcher, ou bien, ils ne leur permettaient de boire qu'aux points où les fleuves débordaient de cadavres pourris. Combien de malheureux s'y précipitaient pour étancher leur soif ou pour y rester noyés.

On a vu même les gendarmes assoiffer les hommes pour se distraire en leur faisant boire le sang des morts.

Dans les villes à traverser, les fontaines étaient aussitôt encerclées par les gendarmes qui n'en donnaient à boire qu'au prix d'un quart de médjidié, le verre. On a vu même des gendarmes assoiffer les hommes pour se distraire en leur faisant boire le sang des morts !

Le sort de la ville de Mouch et de ses nombreux villages arméniens

Des habitants de Mouch, la moitié fut massacrée dans la ville même, l'autre moitié hors de la ville et dans des conditions affreuses. Tous les héros qui, après une résistance désespérée durent se livrer aux envahisseurs, furent concentrés en différents camps et tués à coups de baïonnette ou bien brûlés vifs.

En effet, les Turcs avaient imaginé un moyen expéditif pour se débarrasser des Arméniens. Il les réunissaient dans de grand baraquements en bois auxquels ils mettaient le feu. Plusieurs femmes devinrent folles à la vue de cette torture et jetèrent d'elles-mêmes leurs enfants dans le feu ; d'autres agenouillées dans le brasier se recommandaient à Dieu pendant que leur corps aspergé de pétrole, brûlait.

massacreParmi ces victimes se trouva notre Evêque. Il était probablement accouru, à l'appel de ses fidèles, à Norchen, le plus important des villages qu'on avait surnommé le Frank parce qu'il était entièrement catholique.

Monseigneur Topouzian, homme, comme nous l'avons vu, des plus simples et étranger à toutes questions politiques, ne pouvait en rien inspirer des soupçons au gouvernement turc. Il fut arrêté quand même et conduit avec la foule de ses fidèles sur les bords du fleuve MeghraKed (fleuve du miel).

Là dans un fenil, en compagnie d'un grand nombre de fidèles, dont il avait voulu partager le sort, il fut brûlé vif, le 11 Juin 1915 en la fête du Sacré Cœur, après avoir été aspergé, dit-on, de pétrole et alors que plein de calme, il récitait son bréviaire. (...).

Trois ans après, quand je pense à ces jours de terreur, il me semble que je retombe en enfer, non point cet enfer dont les écrivains religieux cherchèrent à rendre plus effrayantes les horreurs et que chanta Dante, mais quelque chose d'infiniment plus horrible, dont les épouvantes ne seront jamais comprises que par ceux qui l'ont vu, lesquels ne sauront jamais les décrire car la langue humaine est incapable de le faire.

Mémoires de Mgr Jean Naslian, Beyrouth, 1951

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