qu'ils ont à supporter tout le poids d'une
lutte sanglante contre la barbarie. I l ré–
fute éloquemment les reproches de lâcheté
si injustement adressés au peuple armé–
nien.
I l rappelle l'héroïque campagne des
Zeitouniotes, l'admirable lutte de ces
6,000
paysans a rmén i en s tenant en échec
60,000
Turcs, et montre que si les mal–
heureux Arméniens des villes se sont
laissé égorger comme des moutons, c'est
qu'écrasés par une oppression séculaire
ils ont perdu ce ressort moral que l a
liberté seule leur rendra.
Ici je me permettrai d'adresser une
critique à M . de Contenson. Quel besoin
a-t-il éprouvé (page
147)
de dire des co–
mités révolutionnaires qu'ils avaient fait
«
à défaut de besogne beaucoup de bruit ».
Pourquoi cette attaque injuste, amère
contre les vaillants qui, dans les rangs
du
Droschak
et du
Hentchak,
ont essayé
d'organiser dans toute l'Arménie et à
Constantinople même, par les seuls
moyens à leur disposition, cette résistance
que M . de Contenson admire si justement
chez les Zeitouniotes?
L a solution du douloureux problème
qui se pose là-bas, M . de Contenson l a
voit dans une large autonomie accordée
aux diverses régions.
Que le peuple turc se renferme dans
les pays turcs proprement dits, c'est-à-
dire en Anatolie, en Asie, Constantinople
et ses environs où, sur
6
,379
,000
habi–
tants, l'on compte 5,3-;3,ooo Turcs.
A côté, les centres a rmén i en s de l a
Cilicie, constituée en province autonome,
avec un débouché sur la mer, par la Petite
Armén i e , ne tarderaient pas à « voir se
constituer le noyau d'une nation douée
des principaux éléments de vitalité et où
le travail et l'économie formeraient un
piquant contraste avec l a mollesse et
l'incurie ottomanes »
(1).
M . de Contenson pense — et nous
croyons que c'est à juste titre —qu'il y a,
dans chacune des provinces d'Anatolie,
d'Arménie, de Mésopotamie et de Syrie,
l'embryon d'un peuple « non pas toujours
homogène, mais capable, avec le temps,
de constituer une société organisée »
(2).
Comment atteindre ce but ? I l faudrait,
évidemment, tout l'optimisme de certains
Jeunes Turcs pour espérer que le pouvoir
ottoman pourra mener à bien une telle
entreprise.
Seules les grandes puissances sont en
état d'agir utilement, seules elles peuvent
imposer au sultan cette réorganisation
nécessaire d'un pays où les premiers âges
ont placé le paradis terrestre et que l a
(1)
Page
104.
(2)
Page
I J I .
barbarie ottomane a transformé en un
enfer.
S i l'Europe ne veut pas comprendre que
la situation actuelle est intolérable, qu'elle
ne peut durer, si les grandes nations mo–
dernes, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie
et surtout la France, s'obstinent dans leur
abominable indifférence, les Armé n i e n s ,
à bout de souffrances, en seront venus à
souhaiter l'arrivée des Russes « qui , à
défaut de liberté, leur donneront au moins
la sécurité des biens et des personnes ».
Par les documents publiés i c i , i l est
aisé de se rendre compte que les Armé –
niens gagneraient peu à changer de des–
potisme.
J E A N
L O N G U E T .
TAHIR BEY
Un des syptômes les plus caractéris–
tiques du règne d'Abd-ul-Hamid est
certainement la grande diversité des
forbans et scélérats que son régime a
produits : ministres prévaricateurs,
gouverneurs-assassins, soldats-massa–
creurs, espions officiels et mouchards
officieux, tout un monde de bandits
dont le sultan s'est entouré, pour me–
ner à bien son œuv r e de destruction.
Parmi ces bêtes domestiques de la mé–
nagerie d'Yldiz et de ses dépendances,
i l faut faire une place à part à l'espèce
des journalistes mouchards et maîtres-
chanteurs qui sont une des plaies de la
Turquie.
Et dans l'espèce même i l convient
de mettre à part comme son plus
parfait représentant le n ommé Tahir
bey, directeur de divers journaux turcs,
arabes, français et autres, ainsi que
l'indique le libellé de sa carte de v i –
site.
De basse naissance, Tahir est bien
le fils de ses œuvres. Adolescent équi–
voque, i l resta longtemps garçon de
receltes dans un journal turc; là un
beau matin, i l l u i prit la soudaine
ambition de devenir « quelqu'un ».
Pour conquérir sa petite notoriété,
i l débuta dans l'espionnage, métier qui
à Constantinople ne revêt point tou–
jours un caractère de discrétion et de
mystère, mais s'avoue aisément et
grâce à Ab d - u l - H am i d est tenu
pour honorable et quasi-glorieux. Il
s'y adonna avec zèle et aussi avec suc–
cès. Mais ce n'était point assez d'une
notoriété modeste, de bon employé :
i l fallait à Tahir pour couronner cette
pr emi è r e partie de sa carrière quelque
scandale qui l'illustrât davantage. Une
fuite
s'imposait. Il joua le grand jeu,
se réfugia en Bulgarie, s'y proclama
révolutionnaire,
fonda un journal et
se mi t a tambouriner à la barbe d'Abd-
ul-Hamid.
D'ailleurs Sa Majesté, soucieuse
comme toujours des intérêts de ses
moindres sujets, ne tarda pas à lui faire
réintégrer la capitale, par d'alléchan–
tes promesses.
La petite fugue, pour être suivie de
soumission, n'en valut pas moins à
Tahir la célébrité et la profonde estime
dont i l avait besoin.
Mais i l se sentait déjà des velléités
de journalisme. Il découvrit un direc–
teur de journal dont la feuille agoni–
sait, réussit à lui escroquer son fir-
man, et à se jucher à sa place au rôle
de patron. L'avenir l u i souriait ainsi
déjà, pendant qu'il continuait à se
pousser de plus en plus dans la faveur
impériale. On sait, que le chemin le
plus court pour y atteindre c'est de
découvrir et de dénoncer d'imaginaires
conspirateurs... Notre homme ne s'em–
barrassait pas pour si peu ; i l fit tant
et si bien qu'au bout de quelques mois,
i l était déjà considéré comme un fa–
vori d'Yldiz.
Il était déjà fameux.
Aujourd'hui i l triomphe. Directeur
d'une petite feuille française, le
Servet,
qui porte en sous-titre ces mots lapi–
daires : « Pour la défense des intérêts
de l'Empire ottoman, » d'un autre
journal le
Malumat,
organe du panis–
lamisme, et de diverses autres feuilles
dont i l obtenait la concession (1),
à mesure qu'il multipliait ses ignomi–
nieux services à la personne du Sultan,
Tahir bey a fini par devenir redouta–
ble. Fort de la faveur du Maître, i l
vend les places et les décorations, t r i –
pote dans ses ministères, barbote
dans les caisses du Trésor, se moque
de la censure ottomane si sévère à
l'égard de ses confrères, traite d'égal
(1)
En Turquie un journal est une conces–
sion...
Fonds A.R.A.M