leur état de santé inspire le désespoir. Ces
        
        
          jours-ci dans la campagne de Tziroàk fut tué
        
        
          un Arménien par les Kurdes de Zoravik;
        
        
          quand on vint protester, i l en résulta que les
        
        
          parents de la victime furent obligés de payer
        
        
          deux cents piastres, car i l ne s'agit pas seu–
        
        
          lement de sacrifier la vie, i l faut aussi faire
        
        
          des sacrifices matériels; les fonctionnaires
        
        
          du gouvernement ne purent poursuivre le
        
        
          criminel, étant donné qu'on se trouvait dans
        
        
          le mois de Ramazan.
        
        
          La veille de Noël, dans la campagne d'Agh-
        
        
          tchan alors que chaque famille arménienne
        
        
          se préparait à aller à l'Eglise et après la
        
        
          sainte communion à célébrer la fête du jour,
        
        
          d'un autre côté le capitaine nommé Hadji
        
        
          Djahfar, percepteur d'impôt, vient dans la
        
        
          campagne avec vingt ou trente soldats; ne
        
        
          trouvant personne en sa présence, i l envi–
        
        
          ronne l'église avec sa bande et pendant la
        
        
          sainte messe, alors que le prêtre qui officiait
        
        
          montrait au peuple la sainte Eucharistie, i l
        
        
          force le prêtre de sortir ainsi que le peuple,
        
        
          en menaçant de fouler aux pieds les objets
        
        
          sacrés; le prêtre et le peuple se voyant envi–
        
        
          ronnés de trente soldats, s'inclinent et sont
        
        
          obligés de payer quarante livres après avoir
        
        
          subi un emprisonnement jusqu'au matin.
        
        
          La perception est si sévère et si illégale
        
        
          que le capitaine d'Erzeroum après avoir ra–
        
        
          massé quarante à cinquante livres dans la
        
        
          campagne de Tzironke demande aux paysans
        
        
          en les raillant : « Dans quel registre de vos
        
        
          dettes faut-il passer cette somme? Les
        
        
          paysans répondent : nous n'avons aucune
        
        
          dette, nous avons déjà payé nos dettes d'im–
        
        
          pôt au mois d'août; ce que vous percevez en
        
        
          outre vous pouvez l'inscrire dans le registre
        
        
          de votre conscience. »
        
        
          O Europe philanthrope, est-ce que l'écho
        
        
          de nos cris n'est pas arrivé à tes oreilles; la
        
        
          puanteur des cadavres brûlés par le soleil
        
        
          n'a-t-elle pas empesté votre atmosphère pure;
        
        
          n'as-tu pas vu toi-même et de tes propres
        
        
          yeux les massacres de Sassoun et d'Anato-
        
        
          lie, les enterrements et la ruine, et les ruis–
        
        
          seaux de sang ; les gémissements des parents
        
        
          et les vagissements des petits bébés n'ont-ils
        
        
          pas ému vos cœurs? Où reste-t-elle donc ta
        
        
          philanthropie; sais-tu donc seulement parler
        
        
          et ne point agir. Que votre conscience endur–
        
        
          cie se réveille car le dernier moment appro–
        
        
          che pour nous !
        
        
          II
        
        
          Mouch,
        
        
          3
        
        
          février
        
        
          1901.
        
        
          Il y a deux petits districts appelés Rize-
        
        
          Tchikté, connus aussi sous le nom de Hatch-
        
        
          gantz, sur les frontières de la province de
        
        
          Hachtine; les habitants, pendant le massacre
        
        
          général, furent forcés de changer de religion
        
        
          pour avoir la vie sauve et jusqu'aujourd'hui,
        
        
          contrairement à leur vif désir, ils ne purent
        
        
          rentrer dans le sein de l'Eglise; ils sont en–
        
        
          vironnés d'innombrables bêtes féroces et
        
        
          n'osent même pas prononcer le mot de chré–
        
        
          tienté; ces deux districts qui sont composés
        
        
          de campagnes habitées par des Arméniens
        
        
          en assez grand nombre, s'anéantissent de
        
        
          plus en plus; les soupirs et les plaintes des
        
        
          pauvres malheureux restent sans résultat et
        
        
          sans remède. Les pauvres diables qui vien–
        
        
          nent dans ces provinces auront, certes, tôt ou
        
        
          tard, le même sort que celui de leurs frères,
        
        
          et toutes les deux provinces, à notre grand
        
        
          regret, se trouvent dans le danger de périr
        
        
          pour nous; les églises sont devenues des
        
        
          écuries et des étables dans les mains des
        
        
          Kurdes.
        
        
          L'année dernière, en
        
        
          
            1900,
          
        
        
          Ibrahim bey,
        
        
          kaïmakam hamidié de Djibran, avec les do–
        
        
          mestiques du tyran bien connu, Ibo, ont
        
        
          emporté de la campagne d'Ourouche sept
        
        
          cent cinquante moutons. Les paysans ont
        
        
          protesté au vali et au gouvernement de
        
        
          Mouch. Le gouvernement au lieu de repren–
        
        
          dre les moutons des mains du tyran Ibo, prit
        
        
          par force à d'autres Kurdes innocents quatre
        
        
          cents moutons et les donna aux Arméniens
        
        
          d'Ourouche. Mais quand les Kurdes ont as–
        
        
          suré le gouvernement par serment que ce
        
        
          n'étaient pas eux les auteurs du vol, on reprit
        
        
          aux Arméniens la moitié des moutons pour
        
        
          les redonner à leurs véritables propriétaires ;
        
        
          l'autre moitié resta entre les mains des Armé–
        
        
          niens jusqu'au printemps et ils payèrent
        
        
          aussi l'impôt sur les moutons et pour avoir
        
        
          au moins ces moutons en véritables proprié–
        
        
          taires, ils dépensèrent trente livres jusqu'à
        
        
          même télégraphier au Sultan ; à la fin le gou–
        
        
          vernement les prit aussi des mains des Ar –
        
        
          méniens. Les Arméniens se contentaient de
        
        
          deux cents moutons au lieu de sept cent cin–
        
        
          quante qu'on leur avait volés ; ils en furent
        
        
          aussi dépouillés, et en plus des sept cent cin–
        
        
          quante moutons ils dépensèrent trente livres
        
        
          
            
              grâce au jugement impartial
            
          
        
        
          du gouverne–
        
        
          ment. J'avais mentionné dans ma précédente
        
        
          lettre que le chef de bande turque après avoir
        
        
          combattu avec trois révolutionnaires armé–
        
        
          niens s'était enfui, tête baissée ; pour tirer
        
        
          sa vengeance i l a fait venir quelques Armé–
        
        
          niens de Perlak, les emprisonna et deux de
        
        
          ces Arméniens moururent dans la prison après
        
        
          avoir subi des souffrances atroces ; voilà la
        
        
          bonté d'âme du gouvernement de Mouch...
        
        
          Ces jours derniers, un Arménien nommé
        
        
          Kuschuk, de Souloukh et deux Arméniens de
        
        
          Mouch qui sont emprisonnés depuis unmois
        
        
          pour avoir eu des relations avec les révolu–
        
        
          tionnaires, eurent à se quereller avec des
        
        
          prisonniers kurdes ; le gouvernement est si
        
        
          impartial qu'il ne dit rien aux Kurdes, et
        
        
          après avoir attaché solidement les pieds des
        
        
          Arméniens i l les fait coucher dans la salle
        
        
          extérieure de la prison pendant une semaine,
        
        
          par un temps si froid; i l y a quelques jours
        
        
          un Arménien fut tué à Tzironke par les Kur–
        
        
          des ; on protesta au gouvernement ; un mé–
        
        
          decin fut envoyé, i l toucha deux cents pias–
        
        
          tres ; comme c'était le Ramazan, on n'a pu
        
        
          aller attaquer, les Kurdes assassins étant à
        
        
          jeu.
        
        
          Le
        
        
          
            29
          
        
        
          janvier, Kévorke, Hanspartzoume et
        
        
          Artine d'Ourouche avec quatre autres Armé–
        
        
          niens s'en vont à Sassoun, partis d'Aratche,
        
        
          ayant à transporter des matières combusti–
        
        
          bles et d'autres objets ; quelques-uns mar–
        
        
          chent en avant, tandis que les autres restent
        
        
          en arrière ; près de l a campagne de Navad-
        
        
          vorik ayant rencontré les Kurdes de Khit-
        
        
          choure, une lutte s'engage; les Kurdes eurent
        
        
          un tué et quatre blessés mortellement ; les
        
        
          Arméniens n'eurent aucune perte.
        
        
          
            L E T T R E
          
        
        
          
            D ' E U Z I N G H I A N
          
        
        
          Erzinghian,
        
        
          10/23
        
        
          mars
        
        
          1901.
        
        
          Vers le sud-est de notre ville, à une dis–
        
        
          tance de deux heures et demie se trouve la
        
        
          campagne d'Akragh renfermant environ cent
        
        
          quatre vingts à deux cents maisons dont
        
        
          cinquante à soixante seulement sont
        
        
          arméniennes et les autres turques ; cette
        
        
          campagne est célèbre pour son beau site, son
        
        
          air et ses eaux ; elle est située au pied de la
        
        
          montagne de Merdjan qui est une chaîne du
        
        
          mont Mintzour ; les hauts fonctionnaires mili–
        
        
          taires y vont surtout séjourner en été; les
        
        
          habitants sont des cultivateurs et s'occupent
        
        
          aussi de l a culture de la vigne. Le
        
        
          
            10
          
        
        
          février
        
        
          un pâtre arménien qui avait déjà remarqué
        
        
          plus d'une fois que des moutons et des
        
        
          agneaux manquaient au troupeau, constate
        
        
          enfin que les auteurs du vol étaient quelques
        
        
          jeunes gens turcs ; aussi juge-t-il nécessaire
        
        
          d'aller s'en plaindre au chef de village turc qui
        
        
          sans écouter la plainte du pâtre et prétextant
        
        
          que du moment qu'il appelait voleurs des
        
        
          jeunes gens turcs, lui-même ne pouvait être
        
        
          que leur complice, attaque le pauvre pâtre
        
        
          et le blesse à coups d'épée à la joue et près
        
        
          de l'œil : L'Arménien se sauve et s'en va
        
        
          trouver le chef du village arménien, nommé
        
        
          Avake Khoumarian (un personnage âgé de
        
        
          quarante ans,modeste et assez poli) qui lui con–
        
        
          seille d'aller en ville et de protester auprès
        
        
          du gouvernement contre le vol et le susdit
        
        
          chef de village turc. Le pâtre l'écoute et part
        
        
          en ville ; les Turcs apprennent le fait et
        
        
          invitent le chef de village arménien chez le
        
        
          moukhtar (chef de village) turc sous prétexte
        
        
          de s'entrenir avec lui; Avake, le chef de vil–
        
        
          lage arménien, part, un quart d'heure après
        
        
          chez le moukhtar turc et n'y trouvant per–
        
        
          sonne, i l retourne sur ses pas; à peine avait
        
        
          il fait vingt à trente pas de la maison, qu'il
        
        
          aperçoit des paysans turcs et le camarade du
        
        
          moukhtar turc, Abdoullah venir vers lui; i l
        
        
          est assailli et blessé de six ou sept coups d'é–
        
        
          pée. Malgré ces blessures, i l s'échappe, puis
        
        
          i l tombe moitié mort, et on h; transporte chez
        
        
          lui dans un état désespéré.
        
        
          Le frère d'Avake se hâte d'aller en ville
        
        
          pour avertir la police, mais quel malheur !
        
        
          le chef de la police objecte qu'il n'y a pas de
        
        
          gendarmes disponibles que l'on puisse en–
        
        
          voyer ; le commissaire chante de son côté
        
        
          une autre chanson ; l'homme désespéré s'en
        
        
          va chez le vali ; celui-ci ordonne au chef de
        
        
          la police de trouver quelques gendarmes et
        
        
          de les envoyer; six à sept gendarmes entrent,
        
        
          de nuit dans la campagne mais ne veulent
        
        
          rien entreprendre prétextant qu'ils avaient
        
        
          oublié le mandat d'arrêt et que par consé–
        
        
          quent ils ne pouvaient pas arrêter le cou–
        
        
          pable.
        
        
          Le frère du blessé se hâte de nouveau d'al–
        
        
          ler, de nuit, en ville et réussit à peine à
        
        
          prendre le lendemain le mandat d'arrêt ; à
        
        
          son arrivée à la campagne, le criminel Ab –
        
        
          doullah avait déjà disparu; les gendarmes
        
        
          avaient passé la nuit chez lui et probablement
        
        
          ils l'avaient aidé à s'échapper.
        
        
          Mais ils arrêtent, pour la forme, le chef du
        
        
          village turc et quelques membres du conseil
        
        
          rural, ils les amènent en ville, ils les empri-
        
        
          Fonds A.R.A.M