rêves, épris de beauté et d'harmonie,
lorsqu'il revint pour la pr emi è r e fois
de Paris à Constantinople, fut une pa–
role de révolte et de menace : « Armé –
niens, i l n'y a pas de morale, pas de
justice entre peuples. Donnons-nous,
en déployant la force brutale, le droit
de vivre i ndépendan t s sur notre sol ou
tâchons d'y mourir honor és ! »
Il dépend des nations civilisées que
le suprême conseil de Tigrane Yergate
soit écouté par ses frères ou devienne
inutile.
PIERRE QUILLARD.
UN APPEL AUX KURDES
Abdurrhaman Bederkhan adresse
aux Kurdes, ses compatriotes, un appel
dont voici les passages les plus impor–
tants :
Vous, Kurdes, vous vous êtes désho–
norés, et guidés par le Sultan Hami d vous
avez travaillé vous-mêmes à votre propre
ruine, gagnés par des décorations que les
chiens même ne daignent pas accepter.
Vous avez sacrifié des milliers d'âmes et
vous vous êtes asservis à des chefs vo–
leurs.
A u nom du Khalifat; le Sultan commet
les plus grandes atrocités et les pires as–
sassinats : tout le monde le sait, excepté
vous. Qu ' i l se dise khalife ou n'importe
quoi, ce n'est pas une raison pour que
vous soyez, vous, les esclaves de chefs
indignes.
Alors que tant de petites nations sont
arrivées par des efforts courageux à se
constituer un gouvernement à elles, vous
autres, vous ne faites que vous entre-dé-
chirer et vous donnez ainsi libre cours à
la tyrannie du Sultan.
Vous avez sacrifié des Armé n i e n s inno–
cents et jusqu'à des enfants, et vous avez
mérité ainsi le titre de bourreaux devant
l'humanité civilisée. Vous convient-il donc
de vous laisser duper ainsi par les men–
songes du Sultan ?
Massacrer tant d'Arméniens innocents
n'est-ce pas vous ruiner vous-mêmes et
ruiner votre patrie et vos foyers ? Ces
valis, ces k a ïma k ams qui vous ont envoyés
au pillage, vous ont-ils laissé quelque
chose? Ne vous ont-ils pas pris ce que
vous possédiez vous-mêmes?
Les nécessités naturelles vous obligent
à vivre en bonne intelligence avec les
Armé n i e n s , comme vous l'avez fait dans
les temps anciens. Trompés par Abdrul-
Hami d vous avez rompu tous ces liens
d'amitié, et cela pour en subir les consé–
quences en ce monde et dans l a vie future.
Assez d'atrocités, assez de pillages com–
mis par vous à l'instigation d'Abd-ul-
Hamid. Frayez-vous enfin un chemin de
bonheur et de gloire.
C'est à quoi je travaille i c i dans les
publications de mon journal
Kurdistan ;
et un jour peut-être j ' i r a i parmi vous pour
travailler avec vous.
Alliez-vous avec les Armé n i e n s et Dieu
sera avec vous.
Les paroles d'Abdurrhaman Beder–
khan sont généreuses et sages : en cer–
taines régions, autour de Kharpout par
exemple, les chefs kurdes eux-mêmes
ont compris combien ils avaient été
stupides en massacrant « leurs Armé –
niens » ; à ne considérer même que
leur intérêt immédiat, ils devraient
s'entendre avec leurs compagnons de
servitude et de misère contre l'ennemi
commun, leMaître sanglant d'Yldiz.
Mais sur ces populations ignorantes
et rudes, encore très fidèles aux sou–
venirs féodaux, rien ne vaut l'action
directe d'un homme qui porte un nom
illustre et presque légendaire. Abdur–
rhaman Bederkhan laisse entendre
qu'un jour peut-être i l i ra travailler
sur place à la régénération de ses com–
patriotes. On souhaiterait que ce jour
fût proche. Les même s paroles pro–
noncées à Djézireh, à Mossout ou sur
la terre déjà presque libre de Dersim,
prendraient une valeur autrement me–
naçante, et par un revirement extraor–
dinaire, mais point invraisemblable,
quelques régiments hamidiés tourne–
raient peut-être contre la tyrannie
hamidienne les armes qui leur furent
expressément confiées pour massacrer
les Arméniens.
R.
DE MOUCH ET D'ERZINGHIAN
I
Mouch, janvier
1901.
Pour l'Arménien, chaque j our est sombre, car
il est obligé à chaque instant d'avoir recours
au séleffe pour chaque malheur qui le me–
nace : recours au séleffe quand i l a faim, re–
cours quand i l est nu, pour payer l'impôt,
pour lesmultézimes, pour satisfaire les récla–
mations des brigands kurdes, pour satisfaire
les fonctionnaires du gouvernement, pour les
espions qui pullulent partout, dans les villes
et les campagnes, cherchant, par divers
moyens, à extorquer de l'argent des Armé–
niens qu'ils rencontrent ; ils jcttentdeslettres
toutes faites d'avance dans les poches de
l'Arménien de qui il espère avoir de l'argent ;
c'est là leur métier ordinaire ; le gouverne–
ment connaît la fausseté des faits mais i l
garde le silence pour extorquer des sommes,
porter les coups décisifs. Les employés de la
régie distribuent du tabac par force dans les
campagnes et viennent quelques jours après
en toucher la valeur. Comment peut-on faire
face à tout cela par le séleffe, cette sangsue
qui tous les trois mois double sa mesure ou
son poids ; vous pouvez vous faire une idée de
la situation d'un peuple qui est sujet à tous
ces maux depuis des dizaines d'années; quelle
nation pourrait résister ? Jusqu'ici, le seul
moyen de vie des milliers de malheureux a
été le gain de quelques piastres, gain obtenu
par la sueur et la fatigue.
Le
19
décembre, dans la campagne de
Tchirik, habitée par des Arméniens et des
Turcs, voisine de notre ville, meurt un jeune
homme; ses parents et amis s'en vont, d'a–
près l'habitude, chez la famille du défunt pour
la consoler; à leur retour, comme i l faisait
nuit, un certain Turc du voisinage nommé
Valo, étant sorti, aperçoit trois personnes
passer dans la rue et les prenant pour des
révolutionnaires en avertit tous les Turcs
voisins et lui-môme impatient court à Mouch
pour en prévenir le gouvernement. Avant
l'aurore, le vali en personne avec deux cents
soldats et plusieurs agents environnent la
campagne et sous la conduite des paysans
turcs ils font des perquisitions minutieuses
jusqu'à détruire les poulaillers; tout cela
n'aboutit à aucun résultat. Quoique les au–
tres fonctionnaires eussent préparé beaucoup
de projets, les paysans turcs les y ayant pous–
sés la présence du vali en empêcha la réalisa–
tion; et ils s'éloignent après avoir suffisam–
ment battu quelques personnes.
Vers la fin du mois de décembre, dans les
districts de Khinousse et de Manazgerde,
deux tribus kurdes campèrent en face l'une
de l'autre avec quinze cents à deux mille sol–
dats pour combattre; mais leur véritable but
c'était de piller les campagnes arméniennes
voisines; ce qu'ils firent aussi; les pauvres
Arméniens privés de tous leurs biens furent
réduits à la mendicité; le gouvernement ob–
servait tout en silence; mais quand i l s'agit
de rechercher des révolutionnaires, i l y met
tout son empressement. Ces jours derniers
une lutte eut lieu entre un groupe de révolu–
tionnaires et le chef d'une bande turque dans
les environs de la campagne de Pirmiak; le
chef de la bande turque prend la fuite tout
confus et pour venger sa défaite i l entre dans
la campagne et fait emprisonner quelques
Arméniens innocents et les lit mourir dans
quelques jours. Ces jours derniers, Kutchuk
de Soulankh et deux jeunes gens de Mouch
furent emprisonnés comme s'ils avaient des
relations avec les révolutionnaires. Dans la
prison une bagarre éclate entre Kurdes et
Arméniens; sans aucun interrogatoire le di–
recteur de la prison, par un temps si froid
(36
à 3; degrés), fait coucher les Arméniens
pendant dix jours dans la cour de la prison,
après leur avoir solidement attaché les pieds;
Fonds A.R.A.M