de l aRoumé l i e Orientale, les Grecs, les
Serbes et les Roumains sont excités,
aigris, mobilisés contre des rivaux
dangereux.
Enfin les puissances qui n'ont pas su
tenir la main au règlement décent du
scandale arménien, qui ont tacitement
confessé la banqueroute de leur con–
cert devant un attentat sans précédent
contre l'humanité et sanctionné par
prescription tout au moins la politi–
que infâme des massacres d'Anatolie,
ont jugé à profit de sortir de leur si–
lence pour exhorter Abd-ul-Hamid à
faire régner l'ordre en Macédoine.
Ce dernier fait a quelque chose de
monstrueux. Voilà un souverain qui
aurait dû être mis au ban du genre
humain. L'Europe chrétienne n'a pas
su ou n'a pas voulu lui demander
compte du sang versé. Elle lui a per–
mis de se refaire une virginité, de re–
conquérir du prestige sur les champs
de bataille de Thessalie. Elle n'ignore
pas la bête féroce qu'il recèle en l u i et
qui ne demande qu ' à bondir sur une
proie nouvelle au premier signal. Elle
est embarrassée dans les complications
de l'aventure qu'elle est allée chercher
en Chine et, si elle était impuissante à
contrôler le Sultan quand elle n'avait
que lui sur les bras, elle l'est doublement
depuis qu'elle a entrepris d'apprendre
la civilisation au Fils du Ciel en mas–
sacrant et pillant ses sujets. Et elle
n'hésite pas à faire à Yldiz-Kiosk une
déma r che diplomatique dont la consé–
quence pourrait fort bien être la re–
prise en Macédoine du drame sanglant
d'Arménie !
Les États dits chrétiens de la Pénin–
sule des Balkans ne se soucient que de
se damer mutuellement le pion sur cet
échiquier. Ne leur parlez pas de l ' i n –
térêt commun de toutes les victimes de
l'oppression d'Abd-ul-Hamid ! Ces po–
liticiens sont émi nemmen t réalistes,
avec sous les yeux l'exemple du
chevaleresque Lohengrin aux petits
soins pour le maniaque de Yldiz-Kiosk,
ne songent qu ' à se disputer les bonnes
grâces d'Abd-ul-Hamid. Leurs consuls
au lieu de serrer les coudes et d'exer–
cer un protectorat vigilant sur tous les
malheureux exposés à la persécution
des autorités turques, se font à l'envi
les agents de cette Inquisition, s'unis–
sent contre les Bulgares. On annonce
une entrevue prochaine des rois Karol
de Roumanie et Georges de Grèce à
Abbazia, sur le territoire austro-hon–
grois, afin de sceller un pacte sous les
auspices du comte Goluchowski.
Là est l'un des périls les plus graves
de la situation. On a réussi à diviser
des forces qui, une fois unies, ne se–
raient pas trop grandes et qui, sans
union, sont condamnées d'avance à
l'insuccès. De Serbie, des voix qui se
croient révolutionnaires partent pour
signaler la propagande bulgare et en
dénoncer les agents,proclamer blasphé-
matoirement que mieux vaut la tyran–
nie d'Abd-ul-Hamid que le triomphe
d'une nationalité rivale.
Tout cela est navrant. Tout cela fa–
cilite et pr épa r e une explosion de la
furie homicide du Sultan rouge au–
près de laquelle les atrocités bulgares
de 1876 et les vêpres a rmén i enne s
n'auront été qu'un jeu d'enfants. Je
sais bien que des diplomates qui se
croient très forts se frottent les mains
et affirment que ces querelles fratrici–
des sont précisément le gage de la sé–
curité de l'Orient et qu'il n'y a pas à
craindre de mouvement révolution–
naire tant que les nationalités se dispu–
teront au profit du Grand Saigneur.
Quand bien même cette assertion
cynique serait vraie, i l n'en faudrait
pas moins s'élever au nom de la cons–
cience humaine contre cette politique
d'un machiavélisme scélérat. Mais je
tiens de plus pour ma part que cet op–
timisme est aveugle, que la diplomatie
occidentale fait fausse route et qu'elle
ne s'y prendrait pas autrement si elle
voulait déchaîner une de ces crises qui
ne réveillent sans doute pas la sensi–
bilité endormie de nos hommes d'État,
mais qui n'en ont pas moins un contre–
coup terrible sur leurs combinaisons
et leur quiétude. Ce ne serait pas la
première fois qu'une politique immo–
rale se serait prise à son propre piège
et qu'elle aurait précisément provoqué
les périls qu'elle aurait voulu conjurer
à tout prix.
Il ne faut pas s'y mép r end r e . On est
en train de susciter un état d'esprit r é –
volutionnaire. E n persécutant, en l i –
vrant à la justice turque les agitateurs
bulgares en Macédoine, en rompant
les communications avec la princi–
pauté, en coalisant contre une race les
autres races, les États voisins et la
puissance souveraine, on n'étouffera
pas des aspirations séculaires, on trans–
formera leur mode d'expression, on
refoulera sous terre un grand courant,
et comme on ferme toutes les issues on
aboutira à une explosion.
Je ne sais quel en sera le succès. Je
crains fort qu'elle ne puisse dans ces
conditions faire autre chose qu'une
œuv r e de destruction. On l'aura voulu
et ceux qui seront responsables de cette
lamentable tragédie, i l ne faudra pas
les chercher parmi les acteurs ou les
victimes, mais dans les chancelleries
et les ministères.
Il ne faut pas se le dissimuler : i l n'y
a qu'un moyen d'éviter cette catas–
trophe. Les puissances l'ont entre les
mains. Il faut et i l suffit qu'elles aillent
jusqu'au bout tout ensemble de leur
droit et de leur devoir. L'empire otto–
man a une charte internationale : le
traité de Berlin. Ce traité contient,
entre autres clauses demeurées à l'état
de lettre morte, un article XXIII qui,
s'il était exécuté, assurerait à ces ma l –
heureuses populations quelques-unes
des garanties élémentaires de la vie
civilisée. Il importe que la diplomatie
occidentale fasse pour une fois œuv r e
de prévision et de précaution.
Si elle laisse les choses traîner en
longueur, i l sera trop tard ; le sang
aura coulé et les solutions moyennes
ne seront plus possibles. Il faut que
l'Europe se rende compte de ceci :
qu'à abandonner l âchemen t sa propre
œuvre, à laisser déchirer impunémen t
les articles du Traité de Berlin qui i m –
posent des obligations à la Turquie,
elle ne gagnera même pas une ignomi–
nieuse partie, tout au contraire.
Soit que les excès de pouvoir et les
abus d'autorité de la Porte provoquent
une révolte de désespoir, soit que les
imprudences et les maladresses de cer–
tains agents trop zélés donnent à Abd -
ul-Hamid l'occasion avec la complicité
Fonds A.R.A.M