D'ADANA ET DE MOUCH
L E T T R E D A D A N A
Adana,
24
février
/9
mars
1901
Chers compatriotes,
Nous nous empressons de vous communi–
quer des nouvelles toutes récentes. Il y a quel–
que temps, un Turc et un Arménien s'occu–
paient du commerce dans les campagnes ;
ces jours derniers, toutes les marchandises
étant vendues, le Turc, dans le but de s'ap–
proprier tout l'argent gagné, tue son cama–
rade dans un champ. Quelques bergers ac–
courent ayant entendu les coups de fusil ;
le criminel s'enfuit sans pouvoir piller le ca–
davre. Le gouvernement en est averti; quoi–
que l'assassin fût connu, néanmoins aucune
mesure n'est prise pour le châtier.
La campagne de Nadjarli, environ cent
cinquante maisons, habitées par les Armé–
niens, â une distance de six heures de Tchisk
Marzouane, et de douze heures d'Adana, qui
est bien connue pour s'être défendue toute
seule et héroïquement pendantles massacres
de
1890-189
O,
devient aujourd'hui le théâtre
d'un fait digne d'attirer l'attention et causant
beaucoup d'anxiété à tous les Arméniens. Le
gouvernement médite déjà depuis longtemps
de les déloger ; cette fois-ci, voici comment
il réalise son but.
Plus de cinquante familles turques, vien–
nent de nuit, de Hamidié, avec des armes,
des chariots etc., et s'installent dans les
champs vastes et ensemencés dans la cam–
pagne. Le lendemain, les paysans les voient
dévaster les champs qui promettent une
bonne moisson et construire des maisons
pour leur habitation. Les Arméniens, cons–
ternés, accourent pour s'opposer à la viola–
tion des droits ou pour demander des expli–
cations. Les Turcs leur déclarent avec des
paroles menaçantes qu'ils agissent par l'or–
dre du gouvernement et qu'au lieu de vaines
disputes, qu'ils aillent protester. Lespaysans,
en colère, veulent défendre leurs droits et
leurs possessions par les armes, mais le prê–
tre les en empêche. On s'adresse au gouver–
nement de Pajasse et d'Adana, mais en vain.
La campagne est en agonie ; les Turcs se ren–
dent maîtres des champs productifs, arrosés
par le sang et la sueur, fertilisés par les bras
et les efforts des paysans. Une lutte de dé–
sespoir est inévitable ; certes, ce sont en–
core les pauvres Arméniens qui seront les
victimes. Chers frères, pourrez vous penser à
quelque expédient pour eux; i l ne faut pas
perdre de temps, vos efforts aboutiraient-ils
à un résultat immédiat, si, vous pouvez être
utiles, et par l'aide des puissances, donner un
espoir de salut aux pauvres Arméniens, chers
frères, i l est temps, hâtez-vous, la ruine est
proche. Peut-être la lutte sera-t-elle engagée,
au moment où vous recevrez ma lettre, car le
gouvernement est loin de nous aider ; nous
vous communiquerons les résultats.
L'Arménien Sulukdji (marchand de sang–
sues) contre qui le gouvernement, i l y a déjà
vingt ans, avait prononcé un emprisonne–
ment de trois ans, mais qui n'avait réussi à
l'arrêter, se trouvait dans la bande de Klour-
chid de Sassoun, i l y a douze ans.
Quand les agents attaquent la bande pour
l'arrestation, le Sulukdji parvient à s'échap–
per. Dans le combat de Tchisk Marzouan en
1895-1890,
i l apparaît de nouveau, revenu de
Chypre, semble-t-il. Sa bravoure héroïque est
bien connue par les révolutionnaires d'alors;
depuis i l errait, fugitif, dans la susdite campa–
gne et ailleurs. Il y a deux ans, le major le
prévient que le gouvernement lui pardonne
et qu'il peut se promener librement et lui pro–
pose en même temps d'ouvrir un café dans la
campagne. Cafetier un ou deux mois, i l fut
appelé à Adana, sous un prétexte, et exilé à
Konich. Quelques mois après le Sulukdji
parvient à s'échapper de nouveau. 11 y a dix
à quinze jours, les soldats s'embusquent
près de sa maison et l'avertissent indirecte–
ment que le gouvernement est prêt à l'arrêter
et qu'il lui faut s'enfuir. Le malheureux,
ignorant que les soldats s'étaient embusqués
sur son passage, prend la fuite et fut tué net.
Les soldats prétextent qu'ils avaient fait feu
sur lui parce qu'il voulait s'enfuir et ne pas se
rendre.
L E T T R E D E S F R O N T I È R E S
T U R C O - P E R S A N E S
Le jour de l'An et Noël passèrent tristement
pour les Arméniens turcs. La réunion dans
l'église cause une épouvante et la table de
festin du jour de l'An cause un dégoût.
Le passé, dit-on, i l ne faut pas y songer ; ce
n'est pas le cas pour les pauvres Arméniens ;
le passé est renouvelé sans prendre lin. Le
passé est attendu avec ses crimes sombres et
terribles, une atmosphère, couleur de sang-,
fumante et en flamme, va envelopper la mal–
heureuse Arménie. L'épouvante y règne. Les
Turcs ont aiguisé leurs épées et le pauvre
Arménien, sans armes, grince les dents..
La trompette de réveil turque se fait enten–
dre partout ; et partout on prêche que le der–
nier jour est arrivé pour les chrétiens.
Les Turcs répètent les mots de « sizi Kés-
sériz » (nous vous massacrons) et les Armé–
niens, sans protection, quittent leurs maisons
et leurs biens, leurs familles et leurs enfants;
fugitifs ils disparaissent dans une nuit, sans
en peut-être avertir leurs bien-aimés mal–
heureux.
L'Arménien est fugitif, car i l sent qu'il va
s'ouvrir la salle monstrueuse digne d'abattoir
où vont courir Turcs et Kurdes ayant soif de
sang.
Les nations ont leurs fêtes de réjouissan–
ces et d'amusements; les Islams leur fête
d'abattoir ; c'est là qu'ils font réunir, vieil–
lards, hommes, femmes, enfants, tous chré–
tiens, qu'ils font danser, font égorger, incen–
dier, maltraiter ; ils commettent à leur égard
toutes sortes d'infamies et d'atrocités... Que
les Européens s'en réjouissent ! des prépara–
tifs se font pour les fêtes de spectacle rouges;
le spectacle monstrueux va se renouveler,
sans doute, cette fois-ci, plus somptueux,
plus brillant, et peut-être même le plus épou–
vantable. Les Turcs s'arment, les soldats de
réserve sont rassemblés ; les Hamidiés re–
çoivent toujours des instructions pour être
prêts ; les soldats dont le délai de service est
achevé, ne furent pas renvoyés chez eux. La
haine et l'excitation sont portés contre l'élé–
ment chrétien ; « c'est l'agonie de l'Islam »,
il faut tirer l'épée, prêchent les Chéïkhes et
les Mollas ; les soldats réguliers sont armés
de fusils mausers ; ils vont de ville en ville,
et d'une campagne aune autre.
Nous aurons â combattre avec les giaours,
se disent-ils entre eux, et les Arméniens en
la cause.
Les prisons turques ne sont pas vides un
instant, mais toujours remplies ; les Armé–
niens y pullulent ; vieillards, hommes, femmes
filles et garçons. On ne construit pas les
prisons pour les laisser vides, disent les
Turcs ; ils travaillent toujours pour réaliser
leur but, en créant, ce qui leur est facile,
mille expédients et des motifs.
Voici que maintenant ils réclament les im–
pôts militaires malgré la grâce dans l'air du
Sultan dont les faveurs sont sans nombre. On
réclame les impôts des quatre années passées
et on les perçoit sans condition, sans délai,
avec des emprisonnements, en vendant les
biens et les meubles et en confisquant
tout en échange des dettes. Les Turcs s'ar–
ment, de nouveaux soldats sont enrôlés ; et
leur entretien ? les Arméniens s'en charge–
ront.
L E T T R E S D E M O U C H
I
Mouch,
24
décembre
1900.
Les valis de l'Empire Ottoman, regardant
comme une tache à leur trône, l'élément ar–
ménien, avec l'assentiment du Padischah ont
ordonné à tous les Mahométans orthodoxes
d'anéantir celte race par tous les moyens
possibles.
Le gouvernement de Mouch qui connaît les
roches de Sassoun, source de tous les trou–
bles, imagina toutes les machinations pour
chasser les Arméniens de ces lieux ; d'abord
il voulut les remplacer par la population
kurde de la plaine; mais soupçonnant que ce
mouvement pouvait être divulgué, i l renonça
à ce moyen ; i l songea alors à un autre
expédient pour réaliser son intention mé–
chante; i l poussa les Kurdes voisins de Sas–
soun à venir et à se rendre maîtres par force
des immeubles des Arméniens, en les encou–
rageant par la promesse que le tribunal les
reconnaîtrait comme les vrais propriétaires,
en cas de protestation, des instructions ayant
été données d'avance. Ce nouveau pas ne réus–
sit non plus à séparer le pauvre peuple af–
famé et nu de son foyer natal, de ses champs
et de sa forêt, puisqu'il était attaché intime–
ment à ses pierres aiguës. Pour satisfaire ses
passions brutales, le gouvernement fit tuer,
l'année passée, par les mains des Kurdes,
cinq des notables de la campagne de Hitenk
et quand les autres habitants eurent pris la
fuite, i l incendia la campagne.
Le gouvernement qui avait gardé rancune,
n'avait pas oublié son dessein; cette année,
de concert avec le chef de tribu kurde de
Sassoun, i l incendia avec du pétrole la cam–
pagne de Spaghank avec ses habitants, et
les fugitifs qui s'étaient réfugiés dans la cha–
pelle de Saint-Maratouk, i l les brûla par le
feu des meules dont i l les avait couverts ;
Fonds A.R.A.M