Journalisme Gonstantiiiopolitain
S'il est vrai que nulle part sous le
soleil on ne doive écrire l'histoire
d'après les gazettes et les journaux, ce
ne sont assurément pas nos bons con–
frères de Stamboul qui pourraient
mettre cet axiome en doute. Nous fai–
sions une fois de plus cette réflexion
l'autre jour, alors qu'un sentiment de
malsaine curiosité nous avait poussé à
jeter un coupd ' œi l sur les journaux de
Constantinople.
Nous avions en effet pensé que cela
en vaudrait la peine au lendemain de
la petite secousse sismique survenue
r écemmen t pendant la cérémonie du
Baïram et qui sembla arriver à point
pour faire à Abd-ul-Hamid une r é pu –
tation un peu tardive d'héroïsme im–
pavide et olympien !
Notre attente n'a pas été t r ompée et,
dans ce flot de lyrisme des gazettes de
Galata et de Stamboul exaltant la bra–
voure du sultan, on eût pu trouver de
quoi délecter le plus morose scepti–
cisme si l'encens ne puait la plus mal–
propre flagornerie. Certes les famé–
liques panégyristes qui, moyennant
quelques piastres,débitent quotidien–
nement des tartines de ce genre doivent
être les premiers à en sourire. L ' u n de
ces pauvres diables nous contait que le
directeur d'un journal turc voulant
l'engager comme chroniqueur lui avait
tenu ce langage :
Vous serez chargé de la chronique
et tous les samedis vous ferez le compte
rendu du Selamlyk. Or ce que je vous
demande surtout, ajouta-t-il le plus
sérieusement du monde, c'est de va –
rier un peu les épithètes élogieuses
que l'on adresse à notre souverain et
d'éviter la monotonie des banalités
ordinaires. Il faut du nouveau, de
l'inédit !
Le voilà en effet, le vrai talent du
journaliste ottoman d'aujourd'hui ! Et
il faut certes du nouveau, car chaque
phrase, ou presque, du journal, doit
être un coup d'encensoir à l'intention
du Padischah, ou un mensonge sur les
affaires publiques quand ce n'est pas
un démenti de vérité gênante. Des
troubles ont-ils éclaté dans une pro–
vince ou sur la frontière '?
L'Ikdam,
le
Sabah
et à leur remorque le
Moni–
teur
ou le
Stamboul
vous diront que
la tranquillité la plus parfaite ne cesse
d'y régner et, maladroitement, éveille–
ront par là même l'attention du pu–
blic ; si toutefois la censure se veut
montrer accommodante, ce j our - l à ,
elle permettra qu'on dise que « des b r i –
gands ont fait leur apparition à tel en–
droit mais que... la force a rmée les a
déjà exterminés !...»
Un chef d'Etat est-il assassiné ? Il est
mort subitement, vous dit la presse de
coupe-file, d'une affection cardiaque !
Un favori d'Yldiz est-il indisposé ? Les
journaux ne doivent point en parler !
Car i l est interdit de tomber malade à
Yldiz. Massacre-t-on des milliers d ' Ar - ,
mén i ens en pleine capitale ? Le lende–
main un
communiqué officiel
portera
à la connaissance publique que « quel–
que perturbateurs de l'ordre (lisez :
Arméniens) se sont livrés à des
actes
criminels
et que le gouvernement i m –
périal a déjà pris les mesures propres
à rétablir la tranquilité. » Et si un
tremblement de terre vient figer le Sul–
tan sur place, on viendra vous conter
qu'il fait preuve d'un sang froid admi–
rable au milieu de la panique géné–
rale !
Tel est le ton imposé aux organes
de l'opinion publique sous le règne
d'Abd-ul-Hamid.
En plus de ces éléments mensongers,
ces feuilles chétives et malpropres ne
sont plus composées que d'extraits de
journaux européens où les confrères
du Levant puisent abondamment à
grands coups de ciseaux, n'ajoutant à
ces larcins que d'inoffensifs faits divers
et des listes officielles de décora-
rations.
A cette pieuse falsification veille
inexorable la
Censure
composée d'un
ramassis d'espions dont l'ignominie
n'a d'égale que l'ignorance et l'arro–
gante outrecuidance.
Qui n'en connaît les mirifiques ex–
ploits et l'austère rigidité qui frappera
le misérable journal de suppression à
la moindre peccadille, la plus légère
imprudence, à la grande joie desautres
confrères, voyant ce jour-là hausser
légèrement leur tirage quotidien ! I l
n'est pas jusqu'aux coquilles elles-
même s que l'Anastasie ottomane ne
cherche à récriminer. Il en est une fa–
meuse qui occasionna enquêtes, inter–
rogatoire, arrestations, un journal
s'étant, par une erreur de typographie
facile en turc, avisé d'écrire... « sur
la tombe d'Abd-ul-Hamid » quand i l
voulait dire... «sur la tombe d'Abd-ul-
Medjid ».
C'est ainsi que d'une façon générale
la presse de Turquie n'a plus d'autre
mission que d'applaudir aux crimes
des gouvernants, de tromper le public
et d'entretenir son abêtissement.
Lorsqu'Abd-ul-Hamid, à force de
ruses et d'intrigues, parvint à se jucher
sur le trône de ses ancêtres, sa pre–
mi è r e préoccupation fut de jeter un
regard autour de l u i pour voir ce qui
restait encore debout des institutions
et des libertés de l'Empire. On sait
qu'il n'y procéda pas tout d'un coup
mais progressivement. Après avoir fait
tomber, pour parer aux nécessités du
moment, les principales libertés, i l en
vint à s'attaquer à la presse, qui fut
dès lors son cauchemar. Lentement,
presque insensiblement, i l lui arracha
les uns après les autres les droits que
la loi de 1865 lui avait laissés. Depuis,
et petit à petit, i l l'a réduite, par une
série de décrets, les uns plus vexa-
toires que les autres, à un état de déca–
dence dont on ne peut guère se faire
une idée à moins d'avoir vu de près
cette monstruosité qu'est un journal
de Constantinople.
Mais i l n'y a pas que les iradés i m –
périaux qui aient donné ce beau résul–
tat. L a presse turque a fatalement subi
les conséquences de l 'œuvr e de des–
truction que le sultan a fatalement ac–
complie et s'est ressentie des condi–
tions même s de son régime. Cette ty–
rannie a amené en effet la disparition
de toute vie publique où les classes de
la société puissent prendre contact
entre elles, de tout mouvement intel–
lectuel, de tout progrès commercial
et industriel. E n l'état actuel des
choses les rares journaux qui végètent
encore en ce malheureux pays accusent
le marasme où sont t ombé s l'Empire
et la Nation.
G.
D O R V S .
Fonds A.R.A.M