d'ailleurs abstenus de toute illumination
          
        
        
          
            dans les ambassades. »
          
        
        
          Cela se passait i l y a huit ans, et ce–
        
        
          pendant, Ab d u l - Ham i d est encore v i –
        
        
          vant et ma î t r e de la vie d'innombrables
        
        
          malheureux ; et i l doit songer ce soir,
        
        
          avec une féroce ironie, à la l â c h e t é des
        
        
          gouvernements e u r o p é e n s qui l u i ont
        
        
          l a i s s é continuer son œu v r e .
        
        
          Cette a n n é e , i l a un motif de joie
        
        
          tout particulier et tout r é c e n t : son
        
        
          frère, le sultan Mou r ad , est mord si op–
        
        
          p o r t u n éme n t que l'on croirait presque
        
        
          à la diligence de quelque courtisan sa-
        
        
          gace qui l'aurait aidé à d i s p a r a î t r e à
        
        
          une date aussi bien choisie. Même p r i –
        
        
          sonnier, enfermé dans T c h é r a g a n ,
        
        
          plus durement g a r d é que les plus dan–
        
        
          gereux « criminels » po l i t i ques , le
        
        
          sultan Mo u r a d faisait peur au frère d é –
        
        
          n a t u r é qui avait u s u r p é sa place. I l re–
        
        
          pose maintenant à Yen i d j ami , et la s é –
        
        
          cu r i t é de Hami d s ' a c c r o î t de le savoir
        
        
          à jamais mu r é dans la tombe, plus
        
        
          s û r e que toute g e ô l e et qui jamais n'a
        
        
          l â c h é sa proie.
        
        
          D'autres sujets de joie s'offrent à Sa
        
        
          Ma j e s t é . Ap r è s quelques a n n é e s où les
        
        
          tueries en grand l u i furent interdites,
        
        
          elle a pu recommencer et parfaire au
        
        
          Sassoun le travail interrompu depuis
        
        
          1894.
        
        
          P r è s de 8,000 morts, 1,300 fa–
        
        
          milles a rmé n i e n n e s sans abri et sans
        
        
          pain, voilà certes qui p l a î t à son cœu r .
        
        
          Sang doute, les puissances ont fait en–
        
        
          tendre quelques timides observations ;
        
        
          mais elles n'ont pas encore emp l o y é la
        
        
          menace; i l est donc licite de continuer
        
        
          et tandis que le monde officiel se féli–
        
        
          cite de 1' « amé l i o r a t i on » qui s'est
        
        
          produite dans l'état des vilayets a r mé –
        
        
          niens ; on pille, on viole et on tue t ou –
        
        
          jours à Mou s h et aux alentours et i l
        
        
          p a r a î t bien que de nouveaux é g o r g e -
        
        
          ments se p r é p a r e n t : le 4
        
        
          e
        
        
          corps d'ar–
        
        
          mé e vient d'être mo b i l i s é , et Ze kh i P a –
        
        
          cha est p r ê t , sur un signe, à reprendre
        
        
          ses exploits.
        
        
          Ma i s la joie de Hami d n'est pas sans
        
        
          mé l a n g e ; quelque crainte toujours la
        
        
          g â t e et l'empoisonne. I l sait de quelles
        
        
          l ég i t ime s et implacables haines i l est
        
        
          e n v i r o n n é ; i l sait que pa rmi ceux qu i
        
        
          l'entourent, i l en est qui l ' exè c r en t se–
        
        
          c r è t eme n t et qu i , au besoin le suppri–
        
        
          meraient ; et dans son propre palais, à
        
        
          Y l d i s m ê m e , des batailles r a n g é e s se
        
        
          livrent entre sa garde albanaise mal
        
        
          p a y é e et les troupes a p p e l é e s pour l a
        
        
          r é d u i r e à l'ordre et au silence.
        
        
          E t puis aussi, A rmé n i e n s et Ma c é –
        
        
          doniens paraissent d é c i d é s à ne pas
        
        
          laisser d é s o rma i s supprimer sans d é –
        
        
          fense et sans r e p r é s a i l l e s ; et si les
        
        
          gouvernements e u r o p é e n s persistent
        
        
          dans leur inertie, les peuples ont fini
        
        
          par c o n n a î t r e quelle effroyable oppres–
        
        
          sion pesait en terre hamidienne, sur les
        
        
          plus pacifiques et les plus laborieux
        
        
          des hommes. Tels é v é n eme n t s peuvent
        
        
          se produire qui feraient é c l a t e r l ' i n d i –
        
        
          gnation publique et qui obligeraient
        
        
          enfin à l'action dé c i s i ve , les hommes
        
        
          d ' é t a t trop longanimes.
        
        
          Aujourd'hui ils congratulent H am i d
        
        
          et l u i souhaitent longue vie, long r è g n e ,
        
        
          longue p r o s p é r i t é . Demain ils enverront
        
        
          p e u t - ê t r e dans le Bosphore quelques
        
        
          bateaux de guerre, non point pour en–
        
        
          gager des ho s t i l i t é s avec le peuple
        
        
          turc, mais pour le dé l i v r e r d'un d é t e s –
        
        
          table ma î t r e .
        
        
          C'est pourquoi Ham i d a peur dans
        
        
          sa joie, et cette nuit, comme chaque
        
        
          nuit, tandis que les guirlandes de feu
        
        
          flamboient aux corniches des palais, i l
        
        
          p r ê t e l'oreille aux bruits multiples de
        
        
          l'ombre d ' où peut, à toute minute, sur–
        
        
          g i r le justicier inconnu ; et i l a p p r é –
        
        
          hende l'heure où des fenêtres d'YIdiz,
        
        
          i l verra venir, entre les îles et la pointe
        
        
          du vieux palais, le c u i r a s s é fatal, an–
        
        
          nonciateur de sa fin.
        
        
          P I E R R E Q U I L L A R D .
        
        
          MO U R A D V
        
        
          Mourad V , légitime khalife, détrôné par
        
        
          Abdul Hamid, vient de mourir dans le
        
        
          palais-prison de Tchéragan où le tenait
        
        
          captif le bourreau fraternel. A peine était-il
        
        
          mort que l'ambassade ottomane communi–
        
        
          quait aux publicistes bien pensants le texte
        
        
          de l'oraison funèbre qu'il convenait de pro–
        
        
          noncer.
        
        
          En l'absence de M . Francis de Pressensé,
        
        
          un des scribes intérimaires du
        
        
          
            Temps,
          
        
        
          à
        
        
          l'insu sans doute de la direction, s'est
        
        
          désigné à recevoir les plus hautes décora–
        
        
          tions hamidiennes, au risque de faire tort à
        
        
          la bonne renommée du journal. On croi–
        
        
          rait ouïr Munir Pacha en personne :
        
        
          S o n r è g n e de trois m o i s est u n t r o u dans l'his–
        
        
          toire de l'empire ottoman, u n laps de t emp s pen–
        
        
          dant lequel tout était à faire et rien ne fut fait.
        
        
          L e Scheick-ul-IsIam q u i d é c l a r a le 3i a o û t
        
        
          1876
        
        
          M o u r a d V incapable de r é g n e r p o u r faiblesse d'es–
        
        
          prit, n ' o b é i t pas, c o mm e o n l'a s u p p o s é souvent,
        
        
          aux sollicitations pressantes de princes r i v a u x o u
        
        
          de m i n i s t r e s a m b i t i e u x , i l constata officiellement
        
        
          une situation c o n n u e de tous ceux q u i avaient é t é
        
        
          ,
        
        
          à m ê m e d ' a p p r o c h e r le s u l t a n M o u r a d .
        
        
          M o u r a d V vivait d e p u i s
        
        
          1876
        
        
          dans une charmante
        
        
          v i l l a t r a n s f o r m é e p o u r l u i en p r i s o n fleurie. O n le
        
        
          voyait parfois p a r a î t r e à l a terrasse, et les g u i d e s
        
        
          glissaient alors à l'oreille des voyageurs : « C'est le
        
        
          sultan M o u r a d , ne parlez pas de l u i trop haut. »
        
        
          C'est q u ' e n effet, o n s'était parfois servi de son n o m
        
        
          en T u r q u i e p o u r c o u v r i r des m e n é e s a n t i d y n a s t i –
        
        
          ques. Est-il besoin de dire q u e ces m a n œ u v r e s ne
        
        
          r é u s s i r e n t jamais et q u e M o u r a d V y était totale–
        
        
          ment é t r a n g e r . L e pauvre prince M o h a m m e d M o u -
        
        
          rad-Effendi q u i était d e v e n u sultan de T u r q u i e
        
        
          
            «
          
        
        
          
            par la grâce de Dieu et la volonté de la nation »
          
        
        
          en m a i
        
        
          1876,
        
        
          laissera le s o u v e n i r l a m e n t a b l e d ' u n
        
        
          sultan q u i n ' é t a i t p r é p a r é n i par son atavisme p h y –
        
        
          s i o l o g i q u e , n i par son é d u c a t i o n intellectuelle p o u r
        
        
          les t â c h e s difficiles q u i se p r é s e n t è r e n t à l u i , mais
        
        
          il ne laissera pas le s o u v e n i r d ' u n p r i n c e d é l o y a l
        
        
          et d ' u n frère e n n e m i .
        
        
          Certes, en trois mois le malheureux Mou –
        
        
          rad n'eut point le loisir de tout faire et de
        
        
          massacrer trois cent mille Arméniens. Si
        
        
          l'héroïque tentative d'Ali-Suavi pour le dé–
        
        
          livrer avait réussi, peut-être au contraire
        
        
          aurait-il laissé dans l'histoire de la Turquie
        
        
          un nom glorieux. Mais Hamid veillait sur
        
        
          sa victime et i l est faux que Tchevagan fût
        
        
          pour Mourad une douce prison : ni du
        
        
          Bosphore ni de la grande rue qui longe le
        
        
          Palais i l n'était permis d'approcher des
        
        
          quais et des portes et la balle brutale d'un
        
        
          factionnaire eût vite eu raison des impru–
        
        
          dents indiscrets. Quant à la prétendue folie
        
        
          de Mourad, i l suffirait pour en détruire la
        
        
          légende de lire l'admirable lettre qu'au len–
        
        
          demain de la guerre turco-russe i l écrivait
        
        
          à son monstrueux frère :
        
        
          «
        
        
          V o u s ne m'avez encore r i e n r é p o n d u t o u c h a n t
        
        
          l a d e m a n d e que je v o u s ai faite a u sujet de l a
        
        
          s é p u l t u r e de m a petite fille, q u i a v u la l u m i è r e , i l
        
        
          y a d é j à quatre m o i s .
        
        
          «
        
        
          H é l a s ! le corps de l'enfant i n f o r t u n é e g î t sans
        
        
          s é p u l t u r e .
        
        
          «
        
        
          A q u o i dois-je attribuer votre c o n d u i t e envers
        
        
          m o i ? A votre m i s é r i c o r d e , à vos sentiments h u –
        
        
          m a i n s , à votre affection fraternelle, o u bien à m o n
        
        
          destin ?
        
        
          «
        
        
          M o n frère, revenez à v o u s - m ê m e et foulez aux
        
        
          pieds vos tendances m a u v a i s e s .
        
        
          «
        
        
          L e cadavre saignant de l a n a t i o n q u i est t o m –
        
        
          b é e sur le c h a m p de bataille a p r è s a v o i r c o m b a t t u
        
        
          v a i l l a mm e n t , est gisant sous vos pieds c o mm e l a
        
        
          d é p o u i l l e d ' u n h é r o s m a r t y r .
        
        
          «
        
        
          L e t r ô n e g l o r i e u x d ' O s m a n , que nos a n c ê t r e s
        
        
          nous ont l é g u é g r a n d et o m n i p o t e n t a p r è s
        
        
          des
        
        
          sacrifices et des luttes sans n o m b r e , s ' é c r o u l e , et
        
        
          vous, sur cette terre temporaire, c o m m e si v o u s
        
        
          eussiez é t é p o u s s é par une main, de fer, v o u s ê t e s
        
        
          incapable de v o u s d é r o b e r à la tentation de l ' a m b i –
        
        
          tion, d u d é p i t et de l ' a n i m o s i t é . L ' h i s t o i r e est là
        
        
          p o u r vous apprendre que les c o m p é t i t i o n s person–
        
        
          nelles p o u r le t r ô n e sont d u d o m a i n e d u p a s s é et
        
        
          que le siècle actuel les c o n d a mn e et les
        
        
          flétrit.
        
        
          «
        
        
          S i v o u s vouliez bien é t u d i e r , avec u n esprit de
        
        
          justice, m a c o n d u i t e affectueuse envers v o u s de–
        
        
          puis le temps de notre enfance, v o u s seriez forcé
        
        
          de r e c o n n a î t r e que je n'ai j a m a i s é t é t o u c h é d u
        
        
          d é m o n de l ' a m b i t i o n . Il est v r a i , parfois, j ' a i sou–
        
        
          h a i t é — bien faiblement — les h o n n e u r s et le p o u –
        
        
          voir, mais ce fut toujours, c o mm e ce serait encore,
        
        
          p o u r l a p r o s p é r i t é et l a g l o i r e d u t r ô n e et de la
        
        
          patrie.
        
        
          «
        
        
          L e s é p r e u v e s que je v i e n s d'endurer o n t a n é a n t i
        
        
          m o n
        
        
          r ê v e le plus a r d e n t ; n é a n m o i n s , si vous
        
        
          Fonds A.R.A.M