lenicnt visité Sis, Hadjine et les environs. Le
gouvernement attribue ces visites à une ins–
pection agricole, mais nous savons par quel–
ques preuves certaines, que sous ce prétexte
les visiteurs ont pour mission de donner dif–
férentes instructions dans des intentions se–
crètes. Le prêtre de notre ville se trouvait à
Tarson pendant la visite ; le gouvernement,
par suite d'une dépùche, le lit venir ici. Le
dimanche, à l'église, i l communiqua les or–
dres du gouvernement en ces termes : « En
toute occasion, vous devez obéir au gouver–
nement ; vous devez dénoncer les perturba–
teurs ; vous ne devez pas attacher de l'impor–
tance aux excitateurs de troubles qui viennent
du dehors ; vous devez en prévenir le gouver–
nement », etc. Nous apprenons de ceux qui ar–
rivent de Marache et de Zeïtoune que des
avertissements de ce genre ont eu lieu aussi
dans ces endroits, dans les églises.
Les jeunes gens emprisonnés à Hadjine
sont encore en prison et les malheureux su–
bissent des tourments atroces et insuppor–
tables sans avoir aucun espoir de secours.
Les habitants de ï c h e uk Marzouane ont en–
trepris la construction d'une école ; le gou–
vernement emprisonne douze de leurs nota–
bles à Payasse ; trois jours après, onze
furent relâchés ; le douzième, frère du percep–
teur d'impôt du lieu, reste en prison pour
avoir conçu l'idée de la construction de l'école.
Il souffre encore en prison ; la construction
reste inachevée; les enfants se réunissent
dans une maison telle qu'elle ne peut pas
même servir d'écurie. „
L'intention d'Enis pacha, gouverneur de
Halep, de préparer un massacre en Cilicie
se réalise de jour en jour. Les oppressions
sont telles à Marache que les habitants, ar–
méniens protestants et arméniens catholiques,
environ
1200
personnes, dans le vain espoir
d'échapper aux souffrances, ont signé et en–
voyé un rapport au consul de Halep pour em–
brasser la doctrine de l'église slave.
Des missionnaires protestants et d'autres
Arméniens notables ont réprimandé le peu–
ple pour cette conduite inconvenante. Les
habitants ont objecté qu'ils se sont, jusqu'ici,
vainement adressés à l'Amérique et à l'An–
gleterre et qu'ils s'adressent pour la dernière
fois à l'église slave. Même en ville i l y en a
qui sont partisans des idées de ce genre.
Nous apprenons qu'un rapport signé par cent
Arméniens a été également envoyé au patriar–
che grec de Damas.
Des préparatifs secrets ont lieu de la part
du gouvernement pour Zeïtoune, on ne sait
dans quelle intention.
Nous entendons quelque fois des voix qui
déplorent notre triste situation, surtout
Pro
Armenia,
devient l'écho de ces voix ; nous
remercions de tout notre cœur; mais hélas,
pour nous ce n'est qu'une chimère, tant est
grande l'indifférence des diplomates et des
souverains européens pour notre cause
sacrée. La nation arménienne, qui dans un
passé lointain de l'histoire fut brillante et
prospère, dans la triste situation où elle est
aujourd'hui, se trouve dans le danger de per–
dre son droit à l'existence. L'Europe ignoré-t–
elle donc l'existence de la nation arménienne
qui souffre sous les griffes terribles de la mi–
sère, cette nation, dont le brillant passé oc–
cupe une aussi large part dans l'histoire de
l'humanité, et qui répandit, la première, la
lumière de la chrétienté en Asie ? L'Europe
oublie-l-elle cette nation qui pour garder cette
lumière, a mené une lutte de vie et de mort
pendant de longues années et des siècles,
lutte contre les ténèbres, l'ignorance et les
peuples barbares.
Aujourd'hui dans sa décadence malheureuse
elle appelle à son secours. Pourquoi n'écoute-
t-on pas sa voix ? Ne suffit-il pas donc le ter–
rible spectacle dont l'Europe fut, jusqu'ici,
témoin oculaire ? spectacle si triste et si
écœurant et dont on n'a jamais su se faire
une idée. Si l'Europe désire connaître les
plus tristes et les plus grandes infortunes,
qu'elle tourne ses yeux vers les prisons de
Malatia, des campagnes environnantes et
des autres villes habitées pardes Arméniens;
elle ne trouvera pas môme dans les
Miséra–
bles
de Victor Hugo, un si triste spectacle;
qu'elle voie les pauvres Arméniens qui souf–
frent du froid de l'hiver et de la faim, empri–
sonnés pour de lourds impôts; le sultan, ami
de l'Europe philanthrope, et les auxiliaires
de la Bête rouge ne se contentent pas de
vendre à de très vils prix, la propriété, les
lits et le mobilier des pauvres Arméniens qui
remplissent les prisons comme des troupeaux
de moutons, pieds nus sur les pierres froides
et humides, affamés et nus; on retire les ca–
davres de quelques-uns de ces malheureux.. !
Oh ! la mort dont le seul mot effraie les per–
sonnes qui mènent une vie délicate, est deve–
nue l'idéal chéri de la nation arménienne, qui
désormais attend sa consolation d'un massa–
cre plus terrible que le précédent ! Oh ! Ce ne
sont plus, ni l'Angleterre, ni la Russie, ni la
France, ni l'Amérique, etc., que la nation ar–
ménienne attend, pour échapper aux souf–
frances atroces ; c'est le massacre, c'est la
mort qu'elle attend... Ce ne sont pas des ro–
mans imaginaires que nous vous racontons
là pour émouvoir les cœurs ; c'est la triste
réalité, racontée par des témoins oculaires.
L E T T R E
D ' A Ï N T A B
Aïntab,
2
janvier
1901.
Vous avez sans doute entendu parler de
notre célèbre chef de communauté, Dôli
Nersso : on a tué ce malheureux pendant la
nuit, dans le lieu appelé Dahra-Alti. Le gou–
vernement, au lieu de rechercher le criminel,
a arrêté le frère de la victime, Melkon Kalaï-
djian, comme un assassin, qui est encore en
prison.
On a tué près de l'église des catholiques
Bouhar oghli Hovssep, cafetier ; l'assassin
est resté inconnu et i l en est résulté des con–
séquences extravagantes. Pour la cérémonie
du mariage d'Enovke, frère de Hirante Silo-
hiun, la veille, huit personnes, selon l'habi–
tude, amènent pendant la nuit le futur époux
au bain ; le lendemain, les huit susdites per–
sonnes, comme auteurs du susdit assassinat,
sont arrêtées ; des perquisitions sont faites
dans leurs maisons, et toutes sont conduites
en prison. Le commissaire, le chien, quand
i l les voit : « Je sais très bien que vous
n'êtes pas hommes à commettre un tel mé–
fait, mais vous devez vous tenir fort contents
d'être relâchés ».
Il touche ainsi quarante médjidiés de ces
malheureux et, après les avoir laissés en
prison jusqu'au soir, i l les met en liberté.
Ces deux incidents ont eu lieu i l y a deux
semaines.
Le dimanche soir,
10
décembre, le pasteur
protestant Manassi retournait au collège avec
cinq jeunes hommes. A peine étaient-ils
arrivés près du mur extérieur du bâtiment
que soudain quatre individus, sortis de des–
sous les arbres de Soumak, assaillent le pas–
teur ; ils font feu deux fois ; heureusement
les coups n'atteignent pas ; les assaillants
disparaissent dans l'obscurité et les cama–
rades du pasteur se dispersent. L'incident
est communiqué au Kaïmakam du lieu ;
celui-ci les raille en disant qu'ils rêvent.
M. le docteur Shepert (médecin anglais), ap-
prenantlaréponsedu Kaïmakam, se fâche et :
«
J'aurais dû être à la place du pasteur, dit-
il ; j'aurais tué deux des assaillants et le
Kaïmakam saurait ainsi que ce n'est pas un
rêve, mais une réalité ». Les coupables ne
sont pas encore trouvés et ils ne le seront ja–
mais.
Le
14
décembre, vers le soir, Nazare, fils
du cordonnier Nazare, retournait chez lui,
après avoir vendu des chaussures près de
l'église. A peine s'était-il approché du collège
que le malheureux est assassiné ; son cadavre
reste sur la neige jusqu'à samedi à neuf heu–
res ; aucun de ceux qui le voient n'ose en
avertir le gouvernement, craignant d'être
arrêté comme criminel. A la fin, vers les
neuf heures, un agent de police le voit et en
avertit le gouvernement. Après l'examen du
cadavre, on le transporte à l a caserne, et tout
cela sans que les parents de la victime le
sachent. On expose le cadavre, qui est reconnu
et inhumé le samedi à six heures. On parle
beaucoup au sujet des auteurs de ces assas–
sinats, mais les vrais criminels ne sont pas
encore retrouvés.
Voilà notre situation ; nos frères sont tués
et nous ne pouvons pas nous approcher de
leur cadavre, car on nous dit aussitôt :
«
Vous êtes les assassins », et on nous em–
prisonne. 11 y a tant de choses à dire qu'il est
difficile d'écrire tout.
Il y a une semaine, les chrétiens de notre
ville, craignant un nouveau massacre, n'ont
pu aller au marché et ouvrir les boutiques.
A présent la politique d'ici est très fine ; nous
craignons pour notre Noël et le Baïram des
Turcs.
Quant à l'affaire de Turabian, six autres
personnes sont emprisonnées ; i l n'y a ni in–
terrogatoire, ni procès ; quoi qu'il n'y ait au–
cune preuve, les prisonniers gémissent injus–
tement dans les prisons.
Quand Yaghoubian Haroutioun Agha est
mort, son fils, Garabed, était en prison ;
malgré les garanties sérieuses, i l ne fut pas
possible de le faire mettre en liberté pour
assister aux funérailles de son père ; on ne
sait pas le motif de l'emprisonnement.
Plus de métier, les affaires ont cessé ; les
ouvriers de Manoussa errent tous sans ou–
vrage ; la misère règne partout ; l'incident
suivant peut vous donner une idée de la
Fonds A.R.A.M