qu'il gorge d'argent et de faveurs; i l
s'est r e t r anché au haut de la colline de
Béchiktach, comme en une forteresse,
et c'est à peine maintenant s'il ose
s'écarter de quelques pas en ses prome–
nades quotidiennes de sa résidence
privée, de ce kiosque aux chambres
secrètes où i l a enfoui ses trésors et où
il espère, à l'abri de ses murs de ciment
a rmé , édifiés sur un rocher de béton,
pouvoir défier les mauvais desseins de
tous ceux que ses yeux hallucinés
voient ramper dans les ténèbres, tenant
en leurs mains l'ennemie redoutée
entre toute, la terrible ouvrière de
mort, l'affolante dynamite.
Constamment i l fait émonde r les
arbres de son parc immense pour que
son regard en puisse fouiller tous les
recoins et apercevoir avant qu'il soit
trop lard l'homme qui un jour s'appro–
chera de lui, le couteau au poing, pour
lui demander compte du sang inno-
nocent dont i l a abreuvé toutes les
provinces de son empire.
11
a entassé autour de l u i , en une
sorte d'arsenal intime, toutes les ar–
mes modernes, mitrailleuses Maxim,
canons à tir rapide, winchesters, mau-
sers, martinis, etc., et la vue de ces
instruments de mort le rassure et l'a–
paise quelque peu. Au milieu de ce
camp retranché, Abd-ul-Hamid Khan
vit entête-à-tête avec lui-même en une
profonde solitude ; i l ne fait plus à son
harem que de rares visites, ses minis–
tres ne réussissent plus à avoir au–
dience auprès de l u i , seuls quelques
serviteurs, ses gardes, ses secrétaires
et ses espions peuvent approcher de sa
personne et encore n'est-ce point tou–
jours sans risques. Merveilleusement
adroit au tir, i l a toujours dans les po–
ches de ses vêtements trois revolvers
dont i l ne se sépare jamais et que la
moindre alerte lui met à la main ; i l
n'hésite pas à faire feu, s'il croit surpren–
dre chez son interlocuteur une expres–
sion de physionomie menaçante ou sus–
pecte. Dans la crainte de la foudre, i l a
fait disparaîtie de ses serres tous les or–
nements de bronze,parce qu'on lui a ra–
conté que ce métal attirait le tonnerre
et i l se refuse à accorder à Constan–
tinople la faveur de l'éclairage élec–
trique, parce qu'il redoute qu'on ne se
serve des câbles conducteurs pour le
tuer à distance. L'idée qu'il sera em–
poisonné le hante à toute heure, et i l
ne touche guère à un plat sans avoir
obligé le
Kélardji,
qui le sert à table, à
y goûter avant lui et en avoir distribué
quelques friands morceaux aux chats-
et aux chiens qui l'entourent ; i l fait
porter d'ailleurs les reliefs de sa table
à tel ou tel des hauts personnages de
sa cour et s'assure qu'il les a mangés
sans répugnance ni effroi; i l préfère
au reste pour plus de sûreté ne se
nourrir guère que d 'œu f s e t de lait. Il se
défie de tous les médecins et, lorsqu'il
a besoin de médicaments, i l utilise les
quelques notions médicales qu'il pos–
sède pour rédiger l u i -même l'ordon–
nance nécessaire, qu'il fait exécuter
presque sous ses yeux par son phar–
macien en chef. Il vit dans la terreur
des maladies contagieuses et aucune
pièce ne lui est transmise sans avoir
passé pa r l ' é t uve à désinfection. Aucun
tailleur n'est autorisé à toucher de ses
mains son impériale personne ; lors de
l'essayage, le coupeur doit se borner
à juger de loin des retouches nécessai–
res, et cet auguste client redoute les
cordonniers tout autant que les tail–
leurs.
On comprend aisément en ces con–
ditions de quelles terreurs son âme
est agitée, lorque chaque année, i l lui
faut quitter l'enceinte de Yildiz pen–
dant quelques heures et se rendre au
palais de
Top-Capoa
pour la cérémo–
nie du
Hirkai-Chérif.
E n dépit des mul–
tiples précautions dont est entouré ce
pèlerinage annuel et du prodigieux
déploiement de troupes, qui protège
la personne sacrée du sultan, alors qu'il
traverse Stamboul au galop des che–
vaux de la Victoria, où i l gît en proie à
toutes les affres de la mort, i l se sent
pris d'une inexprimable angoisse à la
seule pensée de ces quelques heures
ou i l sera exposé à être vu, à être frôlé
des regards de tout un peuple. L a cé–
r émon i e même du Selamlyk, bien
qu'elle soit célébrée à Yildiz, lui est
chaque semaine une occasion d'in–
quiétude et de tourment.
C'est ainsi, au milieu d'un incessant
effroi, que s'écoule la vie d'Abd-ul-Ha-
mid. Un aliéniste dirait qu'il est atteint
de panphobie. Il redoute à la fois les
grands espaces découverts et les pièces
closes, le contact des hommes et la
solitude. L'approche de la nuit le jette
en une étrange angoisse. Son palais et
ses jardins sont constamment éclairés.
Il dort peu et mal, son sommeil est
agité de rêves affreux qui le jettent
hors de son lit et à l'état de veille,
des hallucinations le tourmentent à
certains jours; i l voit au loin sur les
collines des ennemis qui conspirent
contre l u i . Il est sujet à des accès pa–
roxystiques de terreur au cours des–
quels i l est allé parfois jusqu'au meur–
tre et qui d'autres moments le jettent
en une dépression inquiète et morne,
en une agitation triste où i l semble que
va sombrer sa raison. Et cet homme à
l'âme troublée et méchante a la passion
des bêtes ; i l vit entouré d'animaux de
toute espèce, i l les choie, i l les gâte, i l
les caresse, i l se préoccupe de leur
santé tout autant peut-être que des des–
tinées de son empire : les zoophiles ne
sont pas rares, on le sait, dans la
grande famille des dégénérés.
A voir ainsi les choses de loin et à
travers un livre, on ne pourrait guère
douter qu'Abd-ul-Hamid ne soit atteint
d'une maladie mentale très grave et
dont l'origine pr emi è r e remonte aux
jours lointains de son enfance. Le
surnom qui devait être attaché à sa
personne, ce ne serait pas le surnom
de Sultan Rouge, mais celui de Sultan
Fou. Persécuté — persécuteur, claus–
trophobe, agoraphobe, brontophobe,
zoophile, halluciné, atteint de folie
morale, sujet à des impulsions homi–
cides, mélancolique, mystique, super–
stitieux et négateur, sadiquement cruel
et en proie à une véritable panphobie,
le reclus d'Yildiz-Kiosk semble rentrer
le plus naturellement du monde, dans
la catégorie de ces dégénérés que Ma -
gnan et ses élèves ont si magistrale–
ment étudiés.
Mais i l est malaisé de faire un dia–
gnostic à distance et le médecin se
trouve en face d'Abd-ul-Hamid à peu
près dans la même situation que le tail–
leur qui doit lui essayer un vêtement
Fonds A.R.A.M