isolés, demeurent sansportée, prennent
par leur rapprochement une significa-
.
lion qui paraît évidente.
Tout d'abord son hérédité n'est point
intacte, son frère Mourad, —• peut-être
guéri maintenant et qui subit, depuis
de si longues années, une étroite cap–
tivité en son palais de Tchéragan, — a
été atteint, alors qu'il occupait le trône
depuis quelques semaines à peine, de
désordres cérébraux du caractère le
plus grave, et dont on ne saurait faire
remonter uniquement la cause à la
mauvaise hygiène du prince et aux
excès alcooliques auxquels i l se laissait
parfois entraîner dans la vaine espé–
rance de relever ses forces défaillantes ;
son oncle Abd-ul-Aziz s'est suicidé, sa
sœur aînée est morte folle, i l y a dix
ans, à un âge avancé, son père Ab d -
ul-Medjid est mort phtisique, et bon
nombre des membres de sa famille
présentent à la fois les signes indé–
niables de la tuberculose et des stig–
mates neurasthéniques.
D'une extrême maigreur, mangeant
à peine, et expiant chacun de ses repas
par de douloureuses et laborieuses di–
gestions, dormant mal, le regard inquiet,
fuyant et mobile, les traits affaissés et
tirés, en proie à une permanente agi–
tation, ce souverain, aux joues creuses
et au dos voûté, la tète enfouie sous son
fez couleur de sang, le corps enveloppé
en un épais manteau ouaté, donne
l'impression de l'un de ces dégénérés,
à la fois hypocondriaques et persécutés,
qui, frappés de déchéance organique,
semblent ne plus avancer que sous le
fouet des mille fantômes qui font à
leurs nuits et à leurs j ournées un s i –
nistre cortège d'effrois et de colères et
aspirer à cette mort dont cependant la
seule image les fait blêmir.
Dès son enfance, i l se montra fa–
rouche et sournois ; i l était saisi d'ac–
cès de profonde tristesse pendant les–
quels i l demeurait assis en un coin
solitaire et se taisait obstinément ; i l
était à la fois craintif et méchant, cruel
et ombrageux. Fort intelligent, i l se
montrait rebelle à toute application
d'esprit, à tout travail intellectuel. Su–
perstitieux à l'excès, en même temps
que sceptique en matière religieuse, i l
s'adonna passionnément dans sa jeu–
nesse à l'étude de la magie et des
sciences occultes.
D'une avarice extrême, i l se laissait
entraîner pour accumuler de l'argent
à des spéculations qui le faisaient se
commettre avec les plus douteux per–
sonnages, et, avide de pouvoir autant
que de richesse, i l se constituait, pour
se glisser dans les faveurs de son oncle,
son espion volontaire. Comme la plu–
part, d'ailleurs, des dégénérés, i l se
complaisait et se complaît encore dans
les manœuv r e s tortueuses et louches,
i l aime le mystère, les intrigues et tout
ce dramatique policier où Lacenaire
fut le précurseur de Gaboriau.
Por t é par l'ardeur de son t empé r a –
ment vers tous les plaisirs sensuels, i l
sut se refréner lui-même et son ambi–
tion, si elle ne le lit point chaste, amortit
au moins le feu de ses passions; i l donna
tant qu'il n'eut point atteint au rang
suprême l'illusion de la maîtrise de
soi, et i l apparut à Midhat-Pacha
comme le prince à l'esprit lucide et à
la volonté forte qui aiderait la Turquie
à sortir de l'abîme de misères où elle
s'était effondrée.
Mais c'était là un rêve qui ne devait
pas tarder à se dissiper. Inaccessible à
la reconnaissance, à l'amour fraternel,
à tous les sentiments affectueux, han t é
de mille craintes, gouverné par l'ex–
clusif souci de sa sécurité personnelle,
i l était destiné à ne se servir de son
habileté à manier les hommes, de sa
pénétrante intelligence, de sa connais–
sance des affaires que pour ruiner son
pays et décimer ses sujets.
L'émotion qui chez l u i domine tou–
tes les autres, c'est la peur ; i l vit sous
l'obsession de la terreur et i l tue et
fait tuer pour écarter des songes de ses
nuits le spectre de la mort qui plane
sur toutes les heures qu'il lui faut
douloureusement vivre ; de là sa v i n –
dicative méfiance. Mais i l est toutefois
naturellement cruel ; i l aime le sang,
il est heureux des souffrances qu'il
peut infliger, et la pensée seule des
supplices qu'il a ordonnés l'apaise et
le repose au milieu des angoisses où i l
se débat et qui l u i font apparaître en
d'obsédantes hallucinations les faces
menaçantes de ses ennemis. Lorsqu'il
sait que l'on a tué pour lui ou même
lorsqu'on l u i lit simplement le récit
d'un meurtre, i l se fait en lui une sorte
de détente, i l éprouve cette satisfaction
étrange, ce sentiment de délivrance du
dégénéré qui a cédé à l'impulsion
contre laquelle sa volonté a longtemps
lutté. Parfois, i l est saisi de brusques
accès de colère où sa cruauté apeurée
se donne libre carrière et où i l tue ou
tente de tuer autant pour se donner à
l u i -même le spectacle de la mort que
pour satisfaire à sa lâcheté. D'ordinaire
cependant, i l réussit à voiler toutes les
pensées homicides qui s'agitent en lui
sous une feinte douceur et une aimable
familiarité : i l cherche à plaire et ne
frappe d'ordinaire que c e ux - l à seuls
qui refusent de se laisser acheter.
Il ne croit à la dignité, à la probité
de personne, et soupçonne de noirs
desseins tous ceux de son entourage
qui entendent se conduire en honnêtes
gens. Il méprise d'un complet mépris
tous les hommes et ne peut admettre
que l'on puisse être amené par respect
pour so i -même à agir contre ses inté–
rêts ; ce sont là des sentiments inintel–
ligibles à son esprit, i l y a chez lui une
sorte d'atrophie partielle du sens mo–
ral, et l'attachement à la loi religieuse
ne supplée pas dans sa conscience à
cette sorte d'incapacité de concevoir et
d'aimer ledevoir; c'est un fort mauvais
musulman qui fait bon ma r ché des
enseignements du Coran, lorsqu'un
accès de terreur religieuse ne le pros–
terne pas plein d'épouvante sur les
dalles de la mosquée. Aussi ne lolère-
t - i l nulle résistance, nulle contradic–
tion : sa volonté lui semble la loi su–
p r ême , i l dédaigne de la justifier et
malheur à qui ne plie pas devant elle.
Il fait du reste un cas médiocre de tous
ceux qui servent d'instruments à ses
désirs et n'écoute de conseils que
ceux-là seuls qui s'accordent avec ce
qu'il a déjà résolu. Mais ces hommes
qu'il n'aime pas et tient en piètre es–
time, i l s'en défie et les craint.
Dans toute sa vie intime se manifeste
cette crainte morbide du meurtre et de
la trahison. Il est enfermé à Yildiz au
milieu d'une garde de 7,000 soldats
Fonds A.R.A.M