effroyables nouvelles qui venaient d ' Ar –
m é n i e ; ils ont contesté les chiffres
et gravement discuté le nombre des
morts. Ils savent aujourd'hui que ce
nombre n'est pas inférieur à plusieurs
milliers, sans compter les victimes qu'y
ajoutent quotidiennement les « assassi–
nats isolés », la mi s è r e et la faim.
Pris une fois de plus en flagrant délit
de mensonge, le sultan a été obligé de
rendre
pro forma
un iradé d'apaise–
ment, où i l reconnaissait avoir eu l ' i n –
tention de purger d ' A r mé n i e n s toute la
région du Sassoun, selon un plan l on –
guement mé d i t é . Et dans les entrevues
q u ' i l a été contraint d'avoir avec les
ambassadeurs é t r a ng e r s le grand vizir
n'a pas m a n q u é de leur donner lecture
des dépê che s et instructions mirifiques
q u ' i l adressait au vali de Bitlis et aux
autres assassins subalternes. Mais, ainsi
que le faisait justement observer M .
Delcassé dans le dernier d é b a t devant
la Chambr e française, i l ne suffit pas
de donner des i ns t r uc t i ons ; i l faudrait
avoir le ferme propos que ces instruc–
tions fussent exécutées.
Or, toutes les nouvelles concordantes
prouvent que les actes réels des auto–
rités turques sont en contradiction
directe avec les ordres qu'elles sont
censées avoir r e çu s . Les villages encore
é p a r gn é s jusqu'ici sont pillés à leur
tour; on extorque aux réfugiés de
Mou s h et de Bitlis des pétitions par
lesquelles ils dé c l a r en t ne vouloir pas
rentrer au Sassoun et préférer s'établir
dans la plaine et ceux d'entre eux qu i
refusent de signer sont jetés en pr i son ,
tandis que d'autres, ayant eu foi dans
la parole imp é r i a l e , sont traduits en
conseil de guerre et jugés par le m ê m e
Salih 'Pacha qu i les massacrait, pure–
ment et simplement, quelques semai–
nes plus tôt et qu i maintenant les fera
pendre ou fusiller ap r è s une parodie de
justice. C'est ainsi que sous les yeux
des consuls e u r op é e n s , les serviteurs
d ' Abdu l Ham i d continuent leur œ u v r e .
Cependant l'émotion a été si vive en
Europe, elle s'est man i f e s t é e sous une
forme tellement forte dans les trois
grands pays l i bé r aux , que les gouver–
nements auront peine à se désintéresser
de la question et à se laisser duper trop
ostensiblement. L a r é pon s e de lord
Lansdowne à M . F . S. Stevenson té–
moigne d'intentions excellentes,, et l ' i n –
formation récente selon laquelle, sur -
l'initiative du gouvernement français, !
un projet de r é f o rme s pour les pro–
vinces a r mé n i e n n e s aurait été p r é s en t é
au Sultan, indique que l'inaction des
puissances n'est pas c omp l è t e . On peut
m ê m e faire c o n n a î t r e , dès maintenant,
que le projet de réformes reproduit dans
ses grandes lignes le m é m o r a n d u m de
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qu i était con s i dé r é dès alors comme
le m i n i mum de ce que l'on pourrait
exiger.
C'est peu sans doute; c'est mieux que
rien.
Mais à mo i ns d'une d éma r c h e c om–
minatoire, i l est vain d'espérer que le
Palais et la Porte acceptent d ' emb l é e
les légitimes demandes des puissances,
surtout s'il est vrai qu'elles aient été
présentées par l'ambassadeur de Russie
dont on a malheureusement le droit de
s o u p ç o n n e r la bonne vo l on t é . U n con–
tre-projet va certainement être p r é p a r é
par les scribes et légistes de Sa Majesté
et tandis que s'élaborera le bonheur
futur et h y p o t h é t i q u e des A r mé n i e n s ,
ceux-ci continueront à être ma s s a c r é s
en masse ou par petits paquets. Si des
réformes profondes sont désirables et
nécessaires, une autre besogne s'im–
pose d'urgence aux puissances, celle
d'obtenir i mmé d i a t eme n t du sultan
l'exécution des promesses contenues
dans son dernier i r adé .
Cette exé cu t i on n'est possible q u ' à
une condition p r é l i m i n a i r e : la révoca–
tion des hommes qu i ont éjé les agents
directs de tous les attentats commi s
depuis d i x ans contre les A r mé n i e n s ,
de Zekhi-Pacha, de Fé r i d - bey , d'Izzet-
bey, d'Ahmet-bey, et l ' é l o i gn eme n t des
chefs kurdes qu i ont été leurs c omp l i –
ces : le cheikh de Zeilan, digne fils d'un
père qu i fut un é go r g e u r célèbre, ne
peut pas s é j ou r ne r plus longtemps sur
le t hé â t r e de ses exploits sauvages.
Cela fait, les Sassouniotes pourront
rentrer dans leurs montagnes sans être
i nqu i é t é par les g é n é r a u x et les valis et
sans avoir à disputer par la force leurs
terres aux chefs kurdes qu i y ont été
installés par les soins de Sa Majesté. Il
va de soi que l'idée de construire des ca–
sernes au Sassoun.doit être aussi aban–
d o n n é e . M . Delcassé, voilà déjà quelques
a n n é e s , déclarait, avec un grand bon
sens, que les soldats, plus les Kurdes,
cela faisait aux Sassouniotes deux enne–
mis au lieu d'un.
Mais en rentrant dans leurs fovers
J
dévastés, les Sassouniotes et les autres
réfugiés devront parer à un double
péril : i l faut qu ' i l s soient mis en état
de se défendre contre des agressions
probables, et i l importe pour cela que
les chefs de village puissent, proportion–
nellement à la popu l a t i on , constituer
une gendarmerie communa l e qu i résiste
aux Kurdes et é v e n t u e l l eme n t aux gar–
d e s - c h amp ê t r e s hamidiens et aux col–
lecteurs d ' i mp ô t s trop exigeants.
Il faut ensuite que des secours en
argent et en nature soient d i s t r i bu é s
aux victimes des derniers é v é n eme n t s .
Et bien entendu on ne saurait s'en re–
mettre pour cela à la c l éme n c e et solli–
citude du pouvo i r central qu i fait dis–
tribuer aux réfugiés de Mou s h une
nourriture insuffisante et avariée. E t la
détresse est a son comble : non seule–
ment les maisons ont été b r û l é e s , les
bêtes de somme enlevées ou tuées, les
provisions et réserves.de grains dé t r u i –
tes. Mais les semailles n'ont pu se faire
en temps utile, en temps utile, et les
hommes valides ont dû abandonner
e n t i è r eme n t les travaux des champs
pour défendre la vie et l'honneur de
leurs femmes et de leurs enfants. C'est
donc dès maintenant le d é n u eme n t le
plus absolu et à bref délai une effroya–
ble famine comme la famine de Va n en
1896;
si, en temps no rma l , les regis–
tres des paroisses portent le nom de
nombreux mi s é r ab l e s morts de faim,
a p r è s u n e t e l l epé r i ode de terreur, de dé–
vastation et de carnage, la faim fera périr
par centaines et par milliers, ceux qu i
ont é c h a p p é aux balles et au sabre; et
l'on reverra à travers les campagnes dé–
solées et dans les rues étroites des villes
les lamentables troupeaux de spectres à
peines vivants qu i criaient: « D u pa i n !
du pain ! »
Il ne s'agit plus là de justice ; i l s'a–
git d ' un devoir é l éme n t a i r e que peu–
vent sans peine accomp l i r les repré–
sentants locaux des puissances euro–
p é e nn e s . Il suffit pour cela que d'ordre
de leurs gouvernements les consuls et
vice-consuls des r é g i on s où sévissent
la mi s è r e et la famine soient autorisés
à recevoir et à distribuer e u x -même s
les dons en argent ou en nature qui
leur seront envoyé s d'Europe. E n
1896,
sous le consulat cependant do
l'exécrable Hano t aux , des sommes très
fortes furent ainsi expédiées et remises
aux populations en détresse. Il n'y a
pas de raison pour q u ' i l n'en soit pas
de m ê m e au j ourd ' hu i .
Ce sont là, sans doute, de mi s é r ab l e s
Fonds A.R.A.M