l'ambassadeur affirme que le mal n'a
pas le c a r a c t è r e géné r a l de 1894 et pa–
raît avoir été d é t e rmi n é par une série
d'incidents locaux. Or, i l faut se souve–
nir qu'en 1894, vingt-deux villages du
Sassoun furent b r û l é s et d é t r u i t s . Cette
fois, l'évaluation du grand vizir admet
déjà la destruction de vingt-cinq v i l –
lages et c'est par un pur artifice que
le
est o p p o s é au grand vizir comme
ne parlant que de quinze villages dé –
truits mais craignant le même sort
pour d'autres villages du district de
Kh i a n . Ce chiffre de vingt-cinq con–
corde d'ailleurs avec le chiffre d on n é
par le comte Pe r cy à la Chambre des
communes.
A l'accepter tel quel, i l ne serait déjà
plus permis de dire que les é v é n eme n t s
actuels n'ont aucune analogie avec
ceux de 1894 ; en réalité, ils sont pires.
11
y a plus : le chiffre de vingt-cinq
villages
douze
-
f-
treize,
dit le ministre
des affaires é t r a n g è r e s se retrouve
exactement dans le chiffre de quarante-
cinq d o n n é par nos d é p ê c h e s : sous le
nom de Gullieh-Guzan, on d é s i gn e
t a n t ô t l ' a gg l omé r a t i on principale, tan–
t ô t cette a g g l omé r a t i o n plus les vingt
villages qui en d é p e n d e n t ; selon donc
que l'on compte Guellieh-Guzan pour
1
ou pour
21
villages, le chiffre de 25
d o n n é par le grand vizir et pa r l e comte
Percy peut
ê t r e
i n t e r p r é t é
pour
24
+ 1
= 25 ou pour
24
+ 1 — 45.
Cette discussion de chiffres n'est pas
superflue : nous p r é t e n d o n s n ' é t ab l i r
l'opinion que sur des renseignements
dignes de toute c r é a n c e et faire la
preuve, avec autant de critique que
s'il s'agissait d ' é v é n eme n t s t r è s an–
ciens où ne fût i n t é r e s s é e aucune pas–
sion, même louable, d ' h uma n i t é .
M . Constans et le comte Pe r cy sont
d'accord pour croire ou pour e s p é r e r
que le chiffre des victimes est exagé r é ;
mais c'est de leur part une induction
gratuite et qui ne concorde pas avec
les p r ob a b i l i t é s , puisque pour Guellieh-
Guzan seulement, la p r é s e n c e d'innom–
brables réfugiés est certaine et certaine
aussi la destruction c omp l è t e du v i l –
lage et l'extermination de ceux qui y
furent rejoints par les troupes et par
les Ku r de s .
Il est donc acquis que c'est seule–
ment par une i n t e r p r é t a t i on abusive et
arbitraire des faits certains que notre
ambassadeur, le comte Pe r cy et le
ministre des affaires é t r a n g è r e s ont pu
restreindre la cruelle importance des
é v é n eme n t s actuels et nier qu'on les
puisse comparer à ceux de 1894. Ils
ont, ainsi que nous l'avons p r o u v é , un
c a r a c t è r e beaucoup plus g é n é r a l avec
cette circonstance aggravante qu'ils
ont été p r émé d i t é s et p r é p a r é s de lon–
gue main, que d è s le mois de février
le massacre de Hounan les faisait p r é –
voir et que si en 1902, la mission d'un
vice-consul français et en 1903 la pré–
sence du vice-consul anglais Heatcote
dans la r ég i on de Mou s h emp ê c h è r e n t
les a u t o r i t é s turques d'agir, i l aurait
été sans doute possible, avec un peu de
bonne vo l on t é et d ' é n e r g i e , de p r é v e n i r
de même toute catastrophe en 1904.
Ap r è s a v o i r l u le rapport de son am–
bassadeur et en avoir, sans grand con–
trôle et d'une ma n i è r e un peu irréfléchie,
a c c e p t é les conclusions, le ministre dè s
affaires é t r a n g è r e s a bien voulu recon–
n a î t r e que « même, r é du i t s dans de
fortes proportions, i l é t a i t lamentable
que de tels faits pussent se produire » ;
et, a u s s i t ô t , se souvenant de ce, qu ' i l
avait dit en janvier 1902 en r é p o n s e à
M . Gustave Rouanet, i l a a vou é é g a l e –
ment que l'insurrection a rmé n i e n n e
s'expliquait t r è s a i s éme n t .
«
Si l'on ne peut refuser à la Porte
le droit de réprimer
l'insurrection,
on
peut justement lui reprocher de main–
tenir une administration
telle, que l'in–
surrection semble le seul refuge à des
populations exaspérées.
»
Si la pratique du gouvernement ne
rendait les hommes d'Etat indulgents
a u - d e l à de toute mesure pour les crimes
les plus effroyables quand ils sont
accomplis au nom d'une au t o r i t é léga–
lement c o n s t i t u é e , le Ministre aurait
compris que ses paroles é t a i en t con–
tradictoires et que le droit à la r é p r e s –
sion ne se pouvait concilier avec la
l ég i t imi t é de l'insurrection : lorsque
des hommes soumis à la plus sauvage
des tyrannies prennent les armes et
dé f enden t l'honneur et la vie des leurs,
ce n'est pas r é p r e s s i o n , c'est massacre
que s'appelle l'acte de l ' au t o r i t é souve–
raine et c'est au sultan Abd - u l -Hami d
seul qu'il faut demander compte du
sang v e r s é .
Quant aux mesures que prendra le
ministre, elles ne sont g u è r e satisfai–
santes, si elles doivent se borner une
fois encore à de simples r e p r é s e n t a –
tions verbales, qui n'aient aucune
sanction : pour le moment les consuls
resteront à Mou s h et notre ambassa–
deur se concertera avec ceux de ses
c o l l è gu e s qui y sont a u t o r i s é s pour s i –
gnifier à la Porte que « la r é p r e s s i on
est t e rmi n é e », qu'il faut a r r ê t e r l'action
militaire et.secourir les v i c t ime s ; enfin
nos agents ne cesseront d'intervenir
a u p r è s du gouvernement ottoman « qui
enfin instruit par tant d ' e xp é r i e n c e s et
devant l'intervention qu'il a rendue
n é c e s s a i r e en Ma c é do i n e devrait bien
dans son intérêt, ne pas nourrir l ' i l l u –
sion que sa r e s pon s a b i l i t é
partout
ailleurs ne sera jamais autre chose
qu'un mot. ><
L e discours d u ministre prit lin sur
cette vague menace. Depuis lors, on
apprend que « M . Constans s'est mis
d'accord avec ses c o l l è gu e s , les ambas–
sadeurs de Russie et d'Angleterre,
pour protester avec é n e r g i e a u p r è s du
grand-vizir contre l'état de choses ac–
tuel en A rmé n i e ».
11
ne sied d'avoir qu'une confiance
t r è s limitée dans les n é g o c i a t i o n s nou–
velles qui vont donner beau jeu, aux
mensonges hamidiens et aux m a n œ u –
vres dilatoires. A u moins est-il permis
d ' e s p é r e r qu'elles porteront sur la r é –
vocation immé d i a t e de Zekh i -Pacha et
de F é r i d - b e y , et qu'ensuite on se déci–
dera, comme le demandait M . Fr anc i s
de P r e s s e n s é dans sa r ép l i que au m i –
nistre, à se placer sur le solide terrain
du t r a i t é de Rerlin et à en « exiger
l'application — a p r è s vingt-six ans ! »
Sinon, dans le pays même , les F é –
d a ï s n'oublieront pas qu ' u i i ministre
«
a bien voulu proclamer à la tribune
que pour les Arméniens
comme pour tes
autres peuples opprimés il y a des cas
dans lesquels l'insurrection
est le plus
sacré et le premier des devoirs.
»
E t ,
d è s demain, partout en Europe où
peuvent s'élever des voix libres, à
Pa r i s , à Lond r e s , à Rome , à Mi l a n , à
P a ï e n n e , le mouvement d'opinion con –
tinuera j u s q u ' à ce que nous ayions
obtenu pour les Armé n i e n s ; l'élémen–
taire justice et le respect des t r a i t é s
qui engagent l ' Eu r ope : et les peuples
obligeront leurs gouvernements à agir,
s'ils h é s i t e n t ; les soutiendront, s'ils
agissent et si les ministres responsa–
bles défaillent à leur devoir, ils sauront
leur rappeler le nom d'un certain P o n -
tius P i l a t us , procurateur de J u d é e , qui
fait mauvaise figure dans la l é g e nd e .
P I E R R E
Q U I L L A R D .
Fonds A.R.A.M