la Chambre du rapport que j'ai reçu lundi soir
de notre ambassadeur à Constantinople.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Rappelez-vous
1894,
monsieur le ministre. Votre prédécesseur
a reçu des rapports disant que rien ne s'était
passé que de régulier et on a appris trois mois
après qu'il y avait eu du sang versé.
M . LE MINISTRE.
—
Vous allez voir, mon cher
collègue, qu'il n'est pas dit qu'il ne s'est rien
passé d'irrégulier.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Non ;
mais on
diminue l'importance des faits.
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. —
Voici le rapport que j'ai reçu lundi et qui est
daté d u
3
1
mai :
«
Des renseignements communiqués à l'am–
bassade soit par notre consul à Van, soit par le
gérant du vice-consulat d'Erzeroun, soit par
le... » — je demande la permission de taire le
nom, il s'agit d'un étranger que je ne veux pas
désigner aux colères
(
Très bien ! très bien!) —
« ...
il résulte, d'ailleurs, qu'aucune analogie
ne saurait être établie entre les événements
actuels et ceux de
1894.
Le mal n'affecte plus,
cette fois, un caractère général et paraît avoir
été déterminé par une série d'incidents locaux.
Il est certain qu'il y a eu entre la troupe et les
Arméniens des combats fréquents, et que la
répression a été très dure; un certain nombre
de villages a été incendié, notamment ceux de
Chénik, Sémal et Alian, dont les troupes se
sont emparées après plusieurs combats ; tous
trois ont été brûlés et réduits en cendres. De
même pour le village de Guéliguzan qui était
rempli de réfugiés des deux sexes ; il a été pris
après une résistance désespéiée et entièrement
détruit. C'est sa reddition qui a mis fin à la
résistance armée des Arméniens du Sassoun...»
M . FRANCIS DE P R E S S E N S É .
—
I l n'y en a plus!
M . LE MINISTRE.
—
«
Toutefois, les rensei–
gnements qui sont jusqu'à ce jour parvenus à
Constantinople sur les événements revêtent un
caractère d'incertitude tel qu'il n'est pas possi–
ble encore d'évaluer même approximativement
le nombre de villages détruits. Tandis que le
grand vizir, qui pourtant aurait intérêt à ne pas
grossir les faits, reconnaît que vingt-cinq villa–
ges »— c'est le, chiffre que vous avez donné
mon cher collègue —douze et treize, « ont été
incendiés, dont douze peuplés exclusivement
d'Arméniens, Grégoriens et treize à population
mixte, le... » — je passe toujours le nom —
«...
ne parle que de quinze villages détruits.
Il est vrai qu'il craint le même sort pour d'autres
villages du district de Khian dans lequel opé–
raient les troupes de Saleh-pacha.
«
Dans les journées des
6
et
7
mai, six cents
fugitifs (femmes enfants et vieillards) provenant
des villages détruits dans le Sassoun, sont arri–
vés à Moush escortés par des soldats. La ville
est pleine de ces réfugiés, qui vont partout
demandant l'aumône et l'on y annonce l'arrivée
de nouveaux convois d'Arméniens du Sassoun,
que la troupe redevenue maîtresse de la monta–
gne, refoulerait vers Moush.
«
Le nombre.des victimes de ces événements
ne peut pas non plus être évalué. On a parlé de
plusieurs milliers. Je crois que c'est une exagé–
ration. Le... ne fait aucune évaluation et cons–
tate seulement que parmi les Arméniens réfugiés
à Moush on ne voit que des vieillards, des en–
fants ou des femmes. 11 se demande dès lors ce
que sont devenus les hommes jeunes et valides
capables de prendre les armes. Rien ne prouve
qu'ils aient tous été tués ; ils peuvent avoir fui
par les sentiers de la montagne et tenté de ga–
gner la frontière ; déjà on signale le retour de
quelques-uns d'entre eux dans les cazas qu'ils
avaient abandonnés.
«
Le mal est grand, on ne saurait le contes–
ter, mais il ne faut pas l'exagérer, ni assimiler
-
les événements actuels à ceux de
1894
(
Inter–
ruptions à l'extrême gauche/;
il n'est pas dou–
teux que la répression a eu pour conséquence
la mort d'un très grand nombre de révoltés et
aussi de paysans paisibles qui habitaient les
mêmes villages que les Fédaïs.
«
Quant à la venue des Kurdes, on ne peut
encore s'expliquer clairement à quelles circons–
tances locales a été due la facilité qui leur a été
donnée assez souvent de précéder les troupes,
quelquefois de les suivre, car je sais, et d'autres
de mes collègues savent que le grand vizir a
adressé, quant à lui, au gouverneur du vilayet,
les instructions les plus précises et les plus
fermes pour que l'action se limite à l'interven–
tion de la troupe régulière seule, à l'exclusion
de tout autre élément.
«
Conformément à vos instructions, j'ai donné
l'ordre à notre consul de Van de rester à Moush
avec ses collègues de Russie et d'Angleterre
jusqu'au jour où le calme sera complètement
rétabli dans le Sassoun.
«
Il ne paraît pas qu'il doive y avoir une nou–
velle action militaire. Les troupes ont en grande
partie quitté le pays et la présence des consuls
commence à rendre aux habitants quelque
confiance. Il est d'ailleurs utile que nos agents
complètent sur place leur enquête sur les faits
passés pour qu'ensuite nous puissions interve–
nir auprès du gouvernement ottoman en toute
connaissance de cause. »
Voilà le récit qui nous est fait par notre am–
bassadeur.
Je dois dire que les renseignements qu'il nous
donne concordent avec ceux qu'on a reçus à
Londres et à Pétersbourg.
L'honorable M . de Pressensé vous citait tout
à l'heure le très court débat qui a eu lieu à la
Chambre des communes avant-hier; que la
Chambre me permette de traduire les trois ou
quatre lignes essentielles de la déclaration de
l'honorable comte Percy : « D'après les rensei–
gnements reçus par le gouvernement de Sa
Majesté, douze villages ont été brûlés ou dé–
truits dans le soudjak de Moush et treize dans
le soudjak de Guendi. Mais il n'apparaît pas
clairement si la destruction est le fait des insur–
gés ou des trouqes turques. Il semble y avoir
des raisons d'espérer que le nombre des morts
est comparativement faible... II n'y a pas de
doute que la présence des consuls a exercé une
action bienfaisante... »
J'ajoute, messieurs, que les rapports parvenus
à Saint-Pétersbourg s'accordent aussi à cons–
tater que les faits ont été fort exagérés.
Mais il n'importe, même réduits dans de
fortes proportions, il n'en est pas moins lamen–
table que de pareils faits puissent se produire.
(
Très bien! très bien!)
Si l'on ne peut refuser à la Porte le droit de
réprimer l'insurrection, on peut très justement
lui reprocher de maintenir, en dépit de ses en–
gagements formels, une administration telle que
l'insurrection semble le seul refuge à des popu^
lations exaspérées.
(
Applaudissements.)
S'il est vrai que les Kurdes ne montrent âiï-
cuu souci des injonctions des autorités otto–
manes, c'est que trop souvent ils ont pu croire
que leur désobéissance et même leurs violences
envers les Arméniens ne déplairaient point aux
autorités ottomanes.
(
Nouveaux
applaudisse–
ments.)
M . MASSABUAU.
—
Comme les socialistes à
Marseille S'ils agissent comme ils le font, c'est
parce qu'ils sont persuadés que le Gouverne–
ment les approuvera !
(
Mouvements
divers.j
Absolument ! C'est la même situation.
Un membre à l'extrême gauche.
—
Deman–
dez cela à M . Cochin !
M. LE MINISTRE.
—
Et s'il est inévitable que,
dans la répression d'une insurrection, des coups
s'égarent sur des êtres inoffensifs, le nqmbre
des victimes innocentes montre trop que les
soldats ne s'embarrassaient pas de faire un
choix. (7
rès bien ! très bien !)
Il ne suffit pas de produire pour se justifier
les ordres qu'on a donnés ; ce qu'il faudrait
établir clairement, c'est que ces ordres sont sin–
cères et que ceux-là, tout les premiers, croient
à leur sincérité, qui ont pour mandat de les
exécuter.
(
Applaudissements
sur un grand
nombre de bancs.)
Les événements du Sassoun devaient émou–
voir la région environnante. On nous a signalé
de l'agitation à Bitlis et des craintes très vives
à Moush. C'est pourquoi j'ai immédiatement
fait inviter notre consul à Van de se rendre à
Moush et que je lui ai ensuite donné l'ordre d'y
rester tant que sa présence et sa surveillance
active resteront nécessaires pour la protection
des réfugiés. J'ai lieu de croire que les consuls
des autres puissances feront de même.
D'autre part, notre ambassadeur à Constanti–
nople a reçu pour instructions de se concerter
sans retard avec ceux de ses collègues qui y
sont autorisés — je sais qu'il y en a déjà —et
de représenter avec force à la Porte que la
répression est terminée, que, loin de poursuivre
l'action militaire, il s'agit au contraire d'en
secourir les victimes innocentes, et que nos
agents, tant que les populations n'auront pas
complètement sujet d'être rassurées, resteront
dans les localités troublées, qu'ils ne cesseront
point de nous informer ni nous d'intervenir
auprès du gouvernement ottoman, qui, enfin,
instruit par tant d'expériences, et devant l'inter–
vention qu'il a rendue nécessaire en Macédoine,
devrait bien, dans son intérêt, ne pas nourrir
l'illusion que sa responsabilité, partout ailleurs,
ne sera jamais autre chose qu'un mot.
Je prie la Chambre de croire que le gouver–
nement ne cessera pas de faire son devoir, tout
son devoir.
(
Vifs
applaudissements).
M. LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à M . de
Pressenssé.
M. FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Messieurs, les
déclarations de notre ministre des affaires étran–
gères, dans une certaine mais trop faible mesure,
ont donné satisfaction à l'auteur de la question
qui a été portée à la tribune.
Cependant, en nous lisant le rapport qui lui
avait été envoyé par notre ambassadeur à Cons–
tantinople, M . le ministre m'a semblé ne pas
tenir suffisamment compte du fait que ce qui
se passe à l'heure actuelle soit dans la plaine
Fonds A.R.A.M