comme si c'était des réformes nouvelles, la
promesse de mesures qui ont déjà été vingt fois
promises, dont on a déjà cent fois annoncé
l'application ; elle ne se contente pas de cela,
elle prend, elle feint de prendre au sérieux les
misérables et mensongères redites par lesquelles
la Forte essaie de recouvrir la récidive de ses
crimes les plus odieux.
(
Applaudissements.)
Je me demande si, à l'heure actuelle, en pré–
sence d'un attentat qui, sachez-le bien, n'est
qu'un commencement, nous nous enfermerons
de nouveau dans la méthode qui nous a si mal
servi de
1895
à
1896.
Je sais bien que nousavons à l'heure actuelle
au banc du Gouvernement, un ministre des
affaires étrangères qui partage, dans une très
large mesure, nos sentiments. Je sais qu'il a
fait preuve, chaque fois qu'il l'a pu, d'une très
réelle bonne volonté à l'égard de ces popula–
tions arméniennes. Je sais que, quand nous
l'avons pressé de nommer des Conseils nou–
veaux qui pussent aller en quelque sorte ras–
surer les populations par leur présence sur tous
les points du Sassoun et du Moush, il l'a fait
avec empressement.
Mais quelle que soit la bonne volonté, il y a
des mesures qui, si elles demeuraient des demi-
mesures, sont plus dangereuses que l'inaction.
Avoir.désigné ses consuls, pour n'en faire pu–
rement et simplement que des témoins impuis–
sants et inactifs, c'est pire que si la France
n'avait pas là de représentants.
(
Applaudisse–
ments sur divers bancs.)
Des représentations, vous en avez fait et éner-
giquement. La France, du reste, n'a pas été
seule à en faire : elle a vu s'associer à elle la
Russie, l'Angleterre et d'autres puissances. Mais
le sultan sait ce que valent ces protestations,
quand il n'y a pas derrière elles la ferme réso–
lution d'aboutir et de ne pas reculer devant des
actes s'ils devenaient nécessaires.
M . LUCIEN MILLEVOYE.
—
Alors, quelle serait
la sanction ?
M . JULES DANSETTE. — 11 serait intéressant de
savoir ce qu'il faudrait faire.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Permettez-moi
de mener moi-même ma discussion.
A l'heure actuelle, il se trouve qu'on a pro–
mené le pavillon français sur les côtes d'Orie'nt
et d'Asie-Mineure; la flotte française est préci–
sément, en ce moment, je crois, à Constantino–
ple et, pour "ma part,' permettez-moi de le dire,
je ne trouve pas très heureux que ce soit juste–
ment à cette heure qu'elle reçoive, qu'elle ac–
cepte l'hospitalité du sultan. Mais laissez-moi
vous demander s'il sera désormais établi, comme
une loi inviolable de la République française,
que l'on peut employer les forces navales de la
France pour opérer le recouvrement des créan–
ces pécuniaires de tel ou tel particulier...
(
Très bien! très bienl sur divers bancs à
l'extrême gauche et à droite.)
M . DELCASSÉ,
ministre des affaires
étran–
gères.
—
Je comprends que de ce côté de la
Chambre
(
l'extrême gauche),
on applaudisse,
mais pas de ce côté
(
la droite).
M . LASIES.
—
Pourquoi ? Nous ne devons
rien ni à M . Lorando ni à M . Tubini.
•
M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. —
Ni moi non plus!
(
On rit.)
Vous auriez dû
vous souvenir qu'avant de quitter Mitylène,
j'avais exigé du sultan la confirmation, le re–
nouvellement et l'extension des capitulations.
M . DENYS COCHIN.
—
Oui, mais presqu'en
même temps vous exigiez le contraire du bey de
Tunis.
M .
FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Je vous de–
mande d'appliquer à un cas infiniment plus
grave, à un cas qui intéresse à la fois l'huma–
nité, le droit des gens, le respect des traités et
notre prestige en Orient, la méthode que vous
avez employée quand il s'agissait des créances
en tout cas moins intéressantes dont j'ai pailé.
(
Applaudissements sur les mêmes bancs à l'ex–
trême gauche et à droite.)
Il y a des créances plus sacrées que celles-là;
ce sont les créances morales, politiques, inter–
nationales, juridiques, que l'Europe entière
possède sur le sultan. Ne vous y trompez pas,
monsieur le ministre, si actuellement vous
commettez la faute d'accepter les prétextes et
les défaites, tranchons le mot, les mensonges
du sultan, nous n'aurons pas seulement sur la
conscience — ce sera déjà un poids assez
lourd; je ne sais, je n'ai pas besoin de savoir si
c'est
3,5
oo
ou
5,000
cadavres d'Arméniens tués
au Sassoun; souvenez-vous que les massacres
du Sassoun en
1874,
parce qu'on n'a pas re–
médié à temps à un mal, parce qu'on n'a pas
exigé la révocation immédiate de Zekki-pacha et
de Ferid-bey ni l'application intégrale de l'ar–
ticle
61
du traité de Berlin n'ont été qu'un lever
de rideau sanglant.
L'Europe n'a pas seulement eu à porter la
responsabilité des
6.000
Arméniens tués, au
Sassoun en
1854,
elle a assumé celle des
3
oo
.
ooo cadavres couchés par les ordres du
sultan dans toute l'Arménie, celle de l'assassi–
nat d'une nation presque entière.
(
Applaudis–
sements à l'extrême gauche et à droite.)
M . LUCIEN MILLEVOYE.
—
'
C e système d'ex–
termination méthodique est toléré par le Gou–
vernement français.
A gauche.
—
Et par les autres Gouvernements
aussi !
M . FRANÇOIS DELONCLE.
—
Nous ne sommes
pas seuls en Europe. 11 ne faut rien exagérer.
A droite.
—
Il faudrait cependant que quel–
qu'un donnât l'exemple.
M . LASIES.
—
M . de Pressensé va indiquer
au ministre les moyens à employer.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Si vous ne vou–
lez pas laisser recommencer un grand crime
qui n'est pas seulement un attentat contre
l'humanité, mais qui est un danger suprême
pour la paix de l'Orient et pour la paix du
monde, puisque vous pouvez compter actuel–
lement sur la coopération efficace de deux tout
au moins des grandes puissances signataires du
traité de Berlin, l'Angleterre et la Russie, je
vous demande de bien vouloir faire à Constan–
tinople les représentations nécessaires; je vous
demande de les appuyer, au besoin, par la
démonstration par laquelle vous avez obtenu
satisfaction il y a quatre ans
(
Très bien! très
bien),
je vous demande de nous rassurer sur
un avenir qu'actuellement vous pouvez encore
conjurer, mais qui, demain, vous aurait échappé
comme à nous.
(
Vifs applaudissemenls à l'ex–
trême gauche et à droite.)
M . LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à M . le mi–
nistre des affaires étrangères.
M . DELCASSÉ,
ministre des affaires
étrangè–
res. —
Avant de parler des faits qui ont motivé
la question de notre honorable collègue, je tiens
à rappeler après lui à la Chambre, que le Gou^
vernement de la République, soucieux de la
signature qu'il a mise, en
1878,
au bas du traité
de Berlin, a offert plusieurs fois dans le cours
des dernières années, et qu'il n'a pas mesuré
son concours pour assurer l'exécution des dis–
positions tant de l'article
23
de ce traité qui vise
la Macédoine, que de l'article
61
qui a trait aux
régions de l'Asie mineure plus particulièrement
habitées par des Arméniens.
En ce qui concerne l'Arménie, bien que nos
intérêts commerciaux ne le réclamassent point
—
je vous prie de le croire — uniquement pour
témoigner de la sollicitude de la France, j'ai
augmenté le nombre de nos agents dans les
districts qui la composent. C'est ainsi que
notamment le
i 3
septembre
1903,
j'ai créé un
vice-consulat à Van et que le
23
janvier de cette
année, j'ai institué un autre consulat à Khar–
pout. La Russie et l'Angleterre en
u n i
fait au–
tant. La présence de ces consuls a été un véri–
table soulagement pour les populations ; et plu–
sieurs fois les craintes qui nous avaient été ex–
primées par nos agents ont été dissipées après
une intervention prompte et énergique à Cons–
tantinople.
J'ai même, il y a deux ans — l'honorable M .
de Pressensé ne l'ignore pas — organisé une
mission spéciale qui a parcouru les régions qui
nous avaient été désignées comme étant mena–
cées par les Kurdes, instruments, disent les uns,
terreur, disent les autres, des autorités otto–
manes et qui, peut-être sont simultanément ou
tour à tour l'un et l'autre.
En tous cas, cette mission a eu de bons effets
et la population nous a marqué qu'elle le lecon-
naissait et l'honorable M . de Pressensé est cer–
tainement le dernier à ne pas le savoir.
J'arrive aux événement du Sassoun. Comme
l'a dit M . de Pressensé, le Sassoun est un
district montagneux d'un accès très difficile, où
s'élève une quarantaine de villages de popu–
lations en grande majorité arméniennes.
C'est là que s'étaient réfugiées plusieurs ban–
des d'Arméniens révolutionnaires ou Fédaïs,
après plusieurs rencontres avec les Kurdes ou
les troupes turques, à Moush, à Bitlis et dans
les environs de Van. Ces Fédaïs sont un peu
aux Arméniens ce qu'étaient, l'année dernière,
les révolutionnaires bulgares aux paysans de
Macédoine : des frères, sans doute, mais à la
main rude, au geste impérieux, qui dictent des
lois, ordonnent' des levées d'hommes, font des
réquisitions en vivres et en argent et ne souffrent
pas de résistance. De sorte que les Arméniens
paisibles se trouvent à la fois subir et les Turcs
qui les oppriment et les Fédaïs qui veulent les
délivrer.
Pour briser la révolte, les troupes tur–
ques ont reçu, dans les derniers jours du mois
d'avril dernier, l'ordre de cerner le Sassoun, puis
elles en ont escaladé les pentes, à la rencontre
des Fédaïs.
Vous avez entendu le récit que de ces évé–
nements a «eçu et qu'a fait l'honorable M . de
Pressensé. Je ne crois pas que notre collègue
veuille se porter garant de l'absolue véracité de
ce récit ni contester que la passion, une passion
bien explicable, l'a dicté plus que le souci scru–
puleux de l'exactitude.
Moi, j'ai le devoir de donner connaissance à
Fonds A.R.A.M