diatement livrer les notables, les évêques et les
Arméniens d'une condition aisée; le
23
avril,
départ brusque du Sassoun, du vali, des évê–
ques et des notables qu'on emmène comme
otages et qu'on enferme dans des prisons où la
plupart d'entre eux, en butte à des privations
et à des tortures sans nom, sont restés depuis
lors ; le
25
avril, on commence le siège du vil–
lage de Semai, dans lequel se sont réfugiées les
bandes arméniennes, sous le commandement
de l'héro'ique Antranik ; le
28,
c'est l'investisse–
ment de Guellieh-Guzan où les Arméniens se
sont concentrés en masse, combattants et po–
pulation civile. Ce Guellieh-Guzan, dont je
vous en dirai tout à l'heure la tragique histoire,
en
1894,
les Turcs attaquent ce village avec
12,000
hommes de troupes régulières,
26,000
Kurdes et
15
canons.
Les Sassouniotes ont résisté pendant plus de
huit jours avec un courage admirable sous les
ordres d'Antranik, de Vahan et de Kevork.
Après l'assaut commencé le
5
mai, la popu–
lation valide, considérant qu'elle ne peut plus
prolonger utilement sa résistance, se relire en
masse sur une montagne voisine, l'Autokh-
Dagh, qui était encore couverte de neige. Elle
emmène avec elle toute la portion de la popu–
lation féminine suffisamment mobile et qui
pouvait s'exposer aux fatigues et aux dangers
de la route. Malheureusement, elle dut laisser
derrière elle une portion, un trop grand nom–
bre des femmes, des vieillards et des enfants, et
c'est alors que, dans ce voyage prédestiné, se
sont produits un fois de plus les odieux atten–
tats qui, en
1894,
avaient déjà soulevé la cons–
cience du monde civilisé : toute cette popula–
tion a été assassinée jusqu'au dernier enfant
sous les yeux, par les ordres de Zekki-pacha.
Après cette catastrophe, vous comprenez,
messieurs, que les Arméniens, qui n'ont pu
faire parvenir que lentement et difficilement ce
récit et. leur protestation en Europe, espèrent —
autrement ils désespéreraient — que cette fois-
ci la France et l'Europe n'assisteront pas iner–
tes, indifférentes, impuissantes au renouvelle–
ment de ces crimes.
(
Applaudissements).
C'est à nous qu'ils s'adressent et je sais d'a–
vance quelle sera la réponse qu'on nous fera. Je
le sais parce que je connais les habitudes de la
diplomatie ottomane ; elle commence d'abord
par nier en bloc les faits, puis quand elle est
forcée d'en reconnaître une partie, elle s'efforce
de les atténuer ; puis quand elle est forcée dans
ses derniers retranchements, elle prétend que
les vrais coupables, ce sont les victimes. Est-ce
que nous pourrons accepter les prétextes, les
défaites, les mensonges qui ont malheureuse–
ment suffi en
1894
à arrêter et à briser l'action
nécessaire de la diplomatie européenne et fran–
çaise ? Non, nous ne le pouvons pas, nous ne
le ferons pas. Nous ne le ferons pas parce que
nous connaissons les procédés normaux de la
diplomatie ottomane, mais surtout et avant tout
parce qu'il ne s'agit pas en l'espèce de faits
nouveaux sur lesquels, malgré tant d'expérien–
ces décisives, une erreur pourrait, à la rigueur,
être excusable. En fait, nous assistons à la re–
prise, à la récidive d'un grand crime dont les
détails, en quelque sorte stéréotypés, se repro–
duisent avec une exactitude incroyable sous nos
yeux.
(
Applaudissements.)
C'est l'histoire de
1894
et de
1896
qui recom–
mence, ce sont les mêmes lieux, le Sassoun,
Moush, ce sont les mêmes villages, Guellieh-
Guzan, Talvorik, Semai, d'autres que je vous
nommerai tout à l'heure. Ce sont les mêmes
hommes, Zekki-pacha, Ferid-bey.
Il n'y a de changé qu'un certain nombre de
victimes, parce que quelques-unes ont eu la
fortune, oui la fortune, de succomber du pre–
mier coup et de ne pas être exposées avec les
survivants à la récidive par ordre du grand
assassin.
Est-ce qu'à l'heure actuelle, en présence de
ces souvenirs de ce qui s'est passé en
1894,
nous
n'avons pas une leçon immédiate à tirer de ce
précédent ?
Permettez-moi de vous rappeler rapidement
les événements de cette époque. Alors aussi le
fisc avait engagé avec zèle le recouvrement d'un
arriéré prétendu d'impôts sur les Arméniens
que l'on accusait de ne les avoir pas payés
depuis un certain nombre d'années. On s'empara
de leurs ressources, de leurs moutons, de tous
leurs biens. Puis survinrent les Kurdes qui
réclamaient à leur tour les prestations abusives
et coutumières qu'ils ont 1 habitude de prélever
sur les Arméniens. Ceux-ci, dans la naïveté de
leur coeur, s'adressèrent aux autorités ottomanes
pour en obtenir aide et protection. Ils étaient
allés au vali de Bitlis, Taksirrpacha et lui avaient
demandé l'envoi de troupes. Le vali de Bitlis les
a renvoyés à celui de Diarbékir, Moustapha-pacha
et celui-ci intervint, pour reprendre en effet sur
les Kurdes le butin, mais le garder pour lui-
même, si bien qu'on se trouvait dans cette
situation que les Arméniens étaient dépouillés
jusqu'à leur dernier sou et que les Kurdes étaient
furieux contre eux.
Aussi au printemps de
1894,
les événements
se précipitent. Zekki-pacha, qui commandait
déjà le
4
e
corps, mobilise ses "forces et com–
mence une battue générale ; il lance comme
une meute ses troupes : réguliers, Kurdes et
hamidjés sur les montagnards du Sassoun et
de Moush. Peu à peu toute la population dut
se concentrer sur deux ou trois points fortifiés.
Et c'est déjà à Talvorik et à Guellieh-Guzan, là
même où s'est passé le drame du
5
mai dernier
que se déroule, en
1896,
sous les yeux et par
les ordres de ce maréchal assassin, une tragédie
inoubliable: On n'a pas oublié en France et en
Europe, cette scène affreuse : quand Zekki-
pacha apprenant que des centaines d'Armé–
niens armés s'étaient réfugiés dans la montagne
leur promit la vie sauve; puis quand ils furent
venus à lui, désarmés, ayant eu la naïveté de
croire à sa parole, il fit creuser une fosse devant
le village de Guellieh-Guzan et il y fit entasser
pêle-mêle des centaines d'Arméniens morts,
blessés, vivants : tous ceux qui ont eu la photo–
graphie de cette épouvantable tragédie sous les
yeux, ne l'ont pas oubliée ; ils en demeureront
hantés jusqu'à leur dernier jour et il leur est
difficile de comprendre que la diplomatie ait
permis à Zekki-pacha de reprendre son com–
mandement et son œuvre de sang.
(
Applaudis-
ments.)
M . FABIEN-CESBRON. C'était plus intéressant
que la créance Tubini-Lorando.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
L'Europe a fini
lentement, tardivement par apprendre la vérité.
Ces faits s'étaient passés au mois d'août
1894,
et c'est au mois de novembre
1894
que l'opi–
nion publique a été saisie pour la première fois.
Qu'a fait la Porte à ce moment? Elle a com–
mencé par tout contester, puis elle a déclaré
qu'elle s'était trouvée en présence de ba-ndes
révolutionnaires, qu'elle avait eu la main légère
et que les Arméniens s'étaient eux-mêmes mas–
sacrés. C'est l'argument que nous retrouvons à
l'heure actuelle. Enfin quand la France, l'An–
gleterre, la Russie, quand les puissances ont
insisté, quand elles ont demandé que l'on
nommât une Commission, une délégation char–
gée de procéder à une enquête sur les lieux,
savez-vous ce qu'avait osé formuler la Porte?
Elle avait, sous les chefs suivants, eu l'audace
de présenter les raisons qu'elle croyait avoir de
procéder à ce qu'elle appelait une répression.
C'étaient la formation de bandes révolutionnai–
res, le refus de l'impôt, la distribution de pou–
dre et de plomb, les rassemblements sur la
montagne des Fédaïs, c'est-à-dire des Armé–
niens qui avaient l'audace de résister, l'incendie
de leurs propres villages par les Arméniens
eux-mêmes, la résolution de ces méchants
d'exterminer — comme Judith ce pauvre Holo-
pherne — les soldats turcs, c'était enfin leurs
attaques sans prétexte contre les troupes impé–
riales.
On procéda à une enquête; on voulut bien
examiner sérieusement les articulations four–
nies par la Porte pour couvrir les crimes com–
mis. Les consuls de France, de Russie, d'An–
gleterre qui procédaient simultanément à celte
enquête, déclarèrent officiellement qu'en fait, la
propagande révolutionnnaire n'avait point été
exercée, que l'impôt avait été régulièrement
perçu et qu'en ce qui touche la question des
munitions, l'obligation naturelle pour les Ar–
méniens de se défendre, leur avait fait un devoir
de s'en procurer. Sur tous les points il fut ainsi
répondu victorieusement aux articulations de
la Porte et ce ne sont pas seulement des publi-
cistes, mais nos représentants diplomatiques
ou consulaires à l'étranger qui furent saisis
d'une indignation si vive qu'ils écrivirent, pour
le soulagement de la conscience française, cer–
taines paroles que je demande la permission de
vous lire, elles restent aussi vraies à l'heure
actuelle qu'il y a dix ans.
C'était tout d'abord un consul de France,
M . Bergeron, qui écrivait ce qui suit :
«
La responsabilité certaine retombe tout en–
tière sur le gouvernement et sur ses fonction–
naires. »
Puis c'était le chargé d'affaires de France,
M . de la Boulinière, qui écrivait au ministre
d'alors, M . Hanotaux :
«
La mauvaise foi et l'hésitation du gouver–
nement ottoman ont amené la question a un
point où les mesures les plus énergiques et les
plus nettes pourraient seules avoir la chance
d'enrayer le mouvement... Le changement des
autorités de Bachtlé s impose ainsi que l'intro–
duction des réformes dont le sultan devrait
sans retard prendre l'initiative. »
Il y a plus de dix ans que ces faits se sont
passés et que ces paroles ont été prononcées,
et ce qu'il y a de décourageant, d'énervant et
de désespérant dans cette question d'Orient,
c'est précisément cet éternel recommencement,
ce piétinement sur place auquel nous sommes
toujours condamnés.
L'Europe ne se contente pas d'accepter,
Fonds A.R.A.M