d'une part l'oppression des autorités ottomanes,
d'autre part l'anarchie féodale des chefs kurdes.
Pendant quelque temps, les aghas ou chefs dés
tribus nomades ou sédentaires kurdes se sont
contentés d'être des suzerains qui exigeaient de
leurs vassaux des prestations et des dîmes abu–
sives et excessives, mais qui, du moins, éten–
daient sur eux l'espèce de protection dédaigneuse
que le propriétaire d'un troupeau de moutons
étend sur ses bêtes. Grâce à ce qu'on appelle les
progrès de la civilisation en Orient, ils ont cessé
d'être suzerains et ils sont devenus des brigands
purs et simples; à l'heure actuelle, ils exigent
des Arméniens, chaque année le payement d'im–
pôts de plus en plus lourds en même temps
que le fisc ottoman ne perd pas ses droits.
Sur cette population pauvre, agricole, celui-
ci ne prélève pas moins de treize impôts régu–
liers, sans compter les impôts irréguliers. Je
me contenterai de citer ici la contribution fon–
cière de 5 p. IOO, la dîme^de un septième ou un
cinquième que l'on ne paye pas en nature, mais
d'avance et en argent, l'impôt sur les moutons,
qui sont la richesse principale des Arméniens ;
puis enfin la taxe militaire qui n'est pas moins
de
12
fr. 5o par tête d'Arménien majeur.
C'est dans ce district que se sont produits,
depuis le commencement de l'année, les faits
sur lesquels je voudrais appeler l'attention de
la Chambre. On disait depuis quelques mois à
Constantinople qu'il se passait quelque chose
de ce côté. On prétendait qu'une agitation révo–
lutionnaire sévissait à Moush et à Sassoun. On
avait essayé de déterminer celui qui est le chef
de la nationalité arménienne, le patriarche Or–
manian, à intervenir pour plier, pour courber,
en quelque sorte, ses ouailles à la volonté du
sultan. Cette circonstance seule était déjà de
nature à nous effrayer parce qu'elle rappelait
absolument les préliminaires du crime de
1894.
Si l'on veut bien se remémorer les événe–
ments qui se sont passés à cette époque, on
verra que la genèse est tout à fait identique à ce
qui se passe à l'heure actuelle sous nos yeux.
Quelles que soient tes difficultés, la lenteur
avec lesquelles les nouvelles nous arrivent de ces
régions passent, filtrent en quelque sorte à travers
les douanes et les postes ottomanes, nous avons
reçu des lettres et des dépêches nous indiquant
que la grande opération avait commencé dès le
mois de février.
Dès cette date, un gros village du district de
Moush, le village de Hounan, a été compl te-
ment détruit : la population tout entière a été
massacrée, non sans que les femmes et les en–
fants eussent subi auparavant les outrages, les
raffinements de cruauté sadique de la soldates–
que turque.
Depuis lors pendant de longues semaines la
Porte s'est occupée presque exclusivement,
comme elle le fait en général, à nier, à ergoter,
à rejeter sur ses victimes la responsabilité de ces
massacres. Elle a même prétendu que les Armé–
niens avaient formé des bandes révolution–
naires qu'on appelle Fédaïs et qu'ils avaient
créé une agitation dangereuse dans ce district.
Heureusement, l'Europe n'est plus tout à fait
aussi mal informée qu'il y a dix ans ; en parti–
culier, un courageux journal a été fondé par les
Arméniens et leurs amis, /e
Pro Armenia,
qui
s'est donné pour tâche d'éclairer l'opinion, de
lut apporter les nouvelles qui peuvent nous par–
venir de ces pays lointains, mais encore quel–
quefois ces rumeurs confuses de Disraeli, en
1895,
au lendemain des massacres de Bulgarie,
appelait les « cancans des bazars », mais qui
n'en avaient pas moins révélé le crime commis
comme une nation tout entière.
A la suite de ces révélations, la presse s'est
émue ; une conférence internationale de parle–
mentaires et de publicistes a eu lieu à Londres
pour essayer de parer au renouvellement du
crime de
1894
;
la diplomatie elle-même, qui
est généralement si lente à s'émouvoir s'est
ébranlée. Les ambassadeurs de France, de
Russie et d'Angleterre ont, à plusieurs reprises,
appelé l'attention du sultan sur les périls de la
situation et en particulier sur le danger de con–
centrer dix-huit bataillons de troupes régulières
dans les environs de Moush et du Sassoun.
Malheureusement celte intervention était
trop tardive ; elle ne ne pouvait pas être efficace
parce que l'Europe, dans sa faiblesse, avec son
inertie coutumière, a permis au sultan de
replacer dans les postes mêmes, dans les fonc–
tions civiles et militaires qu'ils occupaient, en
1894
et en
1896,
au moment du crime que vous
n'avez pas oublié, les hommes qui avaient pro–
cédé à cette œuvre de sang et de larmes en par–
ticulier le maréchal Zekki-pacha, qui est encore
à l'heure actuelle à la tête du
4
e
corps à Erzind-
jian et le gouverneur ou vali de Bitlis, qui
vient d'être nommé récemment et qui n'est
autre que ce Féridbey, tristement célèbre par
la part qu'il a prise aux massacres de Constan–
tinople. Ces hommes n'ont pas été mis pour
rien dans les places auxquelles le sultan vient
de les appeler. Leur nom à lui seul est tout un
programme. Ils avaient reçu en outre des
ordres précis, positifs, un mandat précis qui
était de procéder à l'extermination, au déraci–
nement de cette population à laquelle on ne
pardonne pas d'avoir survécu aux massacres de
1896
et à laquelle on pardonne moins encore
d'avoir, depuis lors, pris la résolution de résis–
ter et de mourir en combattant, plutôt que de
tendre le cou comme un mouton qui demeure
muet pendant qu'on l'égorgé à l'abattoir.
(
Très
bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
Un publiciste français qu'on n'accusera pas
assurément de manquer de compétence ou de
modération, M . Anatole Leroy-Beaulieu, ayant
l'occasion l'autre jour de parler de ces faits à
Boston, a déclaré, et je m'associe hautement à
ses paroles, qu'il ne pouvait qu'approuver et
féliciter le peuple arménien d'avoir enfin pris
les armes pour essayer de conquérir des condi–
tions élémentaires de sécurité et de liberté.
(
Très bien! Très bien ! sur de nombreux
bancs.)
M . LASIES. Si les catholiques de France se
défendaient comme se défendent les chrétiens
d'Arménie !
(
Très bien! très bien ! à droite.)
M.
FRANCIS DE PRESSENSÉ. Est-ce qu'on les
massacre ?
Je ne me laisserai pas détourner de ma lâche
(
Très bien ! très bien ! à l'extrême
gauche)
par des interruptions de ce genre. Je ne vois
pas quelle analogie on peut établir, à supposer
même qu'il existât, comme vous le prétendez
sans fondement aucun, une persécution admi–
nistrative...
M . FABIEN-CESKRON. Vous ne faites que le
supposer ?
M . HENRI SAVARY DE BEAUREGARD. NOUS VOUS
invitons, monsieur de Pressensé, à venir voir
ce qui se passe dans nos provinces.
M .
ALEXANDRE ZÉVAÈS. Où avez-vous été
massacré, monsieur de Beauregard ?
M . HENRI SAVARY DE BEAUREGARD. Nous pour–
rions bien l'être dans quelque temps si la situa–
tion continue. iVlais je vous préviens que nous
ne nous laisserons pas faire sans résister.
(
Bruit).
M . ALEXANDRE ZÉVAÈS. VOUS n'êtes pas encore
mort sur les barricades.
M.
HENRI SAVARY DE BAUREGARD. Nous ne
sommes pas disposés à nous laisser faire.
M. FRANCIS DE PRESSENSÉ. Vous me permet–
trez de passer sur cet incident et de continuer à
vous parler, non de fantaisies d'opposition,
mais des victimes trop véritables d'un massacre
trop réel.
(
Très bien ! très bien à gauche.)
Zekki-pacha et Férid-bey avaient reçu l'ordre
de procéder à l'extermination de la population
arménienne des districts de Moush et du Sas–
soun. Il s'y sont pris conformément à la mé–
thode toujours en usage en Turquie. Quand on
veut exterminer une population, on commence
par lui demander le recouvrement non pas seu–
lement des impôts de l'année courante, mais de
ce qu'on appelle les arriérés d'impôts qui, sans
aucune espèce de prescription, peuvent remon–
ter jusqu'à dix, douze et quatorze ans.
A l'heure actuelle, on a l'audace de deman–
der, dans le district du Sassoun, aux survivants
et aux héritiers des victimes de
1894,
le paye–
ment de la dîme qu'ils ont payée deux ou trois
fois dans cette année malheureuse et dont, na–
turellement, on n'en leur avait pas délivré de
reçus. Ces populations sont en proie au déses–
poir parce qu'elles se voient arracher de la bou–
che le dernier morceau de pain. Elles ont résisté,
elles ont formé des bandes qui ont occupé un
certain nombre de villages et de points stratégi–
ques sur les hauteurs du Taurus arménien, où
niche, comme une citadelle escarpée, le Sas–
soun. C'est à ce moment qu'a commencé l'opé–
ration sur laquelle j'appelle l'attention de la
Chambre. Dans les derniers jours de février, le
village de Houman avait été détruit ; puis Zekki-
pacha, vers avril, a mobilisé d'un seul coup les
forces dont il dispose c'est-à-dire les réguliers
du
corps, les hamidjés qui ne sont pas autre
chose que des régiments de bachi-bouzouks, et
enfin les Kurdes qui sont des barbares nomades
et il les a lancés à l'assaut des villages du Sas–
soun.
Je ne dis certes pas que les sanglants holo–
caustes qui ont été offerts aient été purement et
simplement des massacres; il y a eu, et j'en
loue hautement les Arméniens, des combats,
des combats inégaux, puisqu'ils étaient presque
désarmés, mais de ces combats sans lesquels
un peuple ne conquiert pas son droit à la vie.
Ils n'ont pas voulu, comme en
18945
succom–
ber sans même avoir essayé de se défendre et
de protester. Ils l'ont fait sans remporter un
succès impossible et, dès le mois d'avril, voici
en quelque sorte, jour par jour, le récit du
martyrologe de ce malheureux petit peuple.
Le
10
avril, c'est l'attaque brusque d'un vil–
lage qui s'appelle Gueillieh-Liuzan par les
Kurdes; le
12
avril, ces Kurdes sont repoussés
avec de grosses pertes par les Sassouniotes et
les habitants de deux villages voisins; le
20
i avril, le vali arrive sur les lieux et se fait immé-
Fonds A.R.A.M