L'action des Puissances.
C o n s t a n t i n o p l e , 7 j u i n .
L'ambassadeur anglais, sir Nicholas O'
Conor a eu hier un long entretien avec le
grand vizir; il a insisté sur la cessation im–
médiate de la répression contre les Armé–
niens de l'effusion du sang et du pillage et
de la destruction des villages dans les dis–
tricts de Sassoun et demandé instamment
l'adoption de mesures pour rétablir l'ordre
et la confiance, l'octroi d'une amnistie et
des secours pour les survivants.
Le grand vizir a donné une réponse favo–
rable déclarant que les troubles d'Arménie
avaient pour origine la présence de quatre
ou cinq cents révolutionnaires du Caucase,
qui avaient forcé les habitants à se joindre
à eux. Le mouvement, disait-il, a été sup–
primé, et des ordres ont été donnés pour
prévenir l'effusion du sang et l'intervention
des Kurdes. Les Arméniens qui se soumet–
tront seront amnistiés et secourus. Depuis
deux jours, plus de deux cents Arméniens
qui avaient fui dans les montagnes ont pro–
fité de l'amnistie pour rentrer à Moush.
Les chargés d'affaires français et russe
ont fait des représentations semblables au
grand vizir.
(
Reuterj.
C o n s t a n t i n o p l e , 9 j u i n .
M . Constans s'est mis d'accord avec ses
collègues, les ambassadeurs de Russie et
d'Angleterre, pour protester avec énergie
auprès du grand vizir contre l'état de choses
actuel en Arménie.
(
Havas.)
C o n s t a n t i n o p l e ,
via
Sofia,
10
j u i n .
Dès l'arrivéede l'amiral Gourdon à Cons–
tantinople, i l a été l'objet des attentions
spéciales du Sultan.
-
L'amiral fut salué sur le
Linois
par des
fonctionnaires ottomans et conduit à
l'ambassade de France dans des voitures de
la cour. Tous les officiers de sa suite ont
été installés et traités en hôtes du sultan
dans le plus grand hôtel de Péra.
Deux dépêches officieuses
françaises.
On nous écrit de Batoum :
Des nouvelles rares et incertaines par–
viennent d'Arménie. Quelques chrétiens,
qui ont pu gagner la côte, rapportent que
les soldats mobilisés par le sultan dans les
régions montagneuses du Sassoun ont in–
cendié tous les villages, massacré ou violenté
les habitants. Ces récits, probablement
grossis en passant de bouche en bouche,
produisent une impression désagréable. On
attend avec impatience les résultats de l'en–
quête sur place faite par les consuls de
France, de Russie et d'Angleterre à Erze–
roum et à Bitlis, qui ont reçu l'ordre de
leurs gouvernements de se rendre à Moush.
Cette enquête sera probablement longue
et difficile, car les communications, en
Arménie, ne sont guère aisées. Ces régions
montagneuses ne sont traversées que par
des routes rares et peu sûres. Si l'on veut,
en France, se rendre à peu près compte des
distances et des difficultés que les consuls
auront à surmonter, qu'on se représente un
territoire qui s'étendrait de Turin à Lyon,
avec les Alpes au milieu, et dont les régions
soumises à l'enquête seraient celles de Bar-
celonnette ou de Gap, c'est-à-dire des loca–
lités presque complètement isolées des
grands centres administratifs.
Les autorités locales ottomanes en Ar –
ménie exagéreront aux consuls leur bon
vouloir, et les populations grossiront les
exactions et les violences de toutes sortes
qui les frappent. Telle est la situation.
Comme on le voit, les consuls devront dé–
ployer des qualités multiples, d'abord pour
se rendre dans le Sassoun, puis pour être
impartiaux, enfin pour démêler la vérité.
Les malheureuses populations arménien–
nes, qui sont périodiquement massacrées
par les Kurdes et qui, après une interven–
tion forcément lente des puissances, sont
soumises de nouveau au régime des exac–
tions de l'administration ottomane, en arri–
vent à envier le sort des Macédoniens. Ces
derniers pensent-ils, étant à proximité des
États chrétiens balkaniques, peuvent faire
entendre leur appel en temps utile. C'est
ainsi qu'ayant entendu parler de la gen–
darmerie internationale macédonienne, les
Arméniens désireraient que les puissances
s'entendissent pour exiger du sultan la créa–
tion d'une gendarmerie internationale ar–
ménienne. Te l serait, paraît-il, le vœu
qu'exprimeront les Arméniens aux consuls
délégués parles puissances chrétiennes pour
venir en aide à leurs malheureux coreli–
gionnaires..
(
Le Matin,
du 3 juin.)
O n nous é c r i t de C o n s t a n t i n o p l e .
La situation n'a pas sensiblement changé
depuis plusieurs semaines. En Macédoine,
les choses suivent leur cours. Les bandes
reculent lentement. La tranquillité reparaît.
Ce n'est pas que tout soit pour le mieux
dans la plus calme des Macédoine. Les
Bulgares ne sont pas satisfaits, les Grecs
non plus, les Roumains pas davantage. La
question des réfugiés bulgares n'est pas ré–
glée. Sur la frontière serbe, on a dû répri–
mer des mouvements inquiétants d'un par–
ti nouveau, qui semblait vouloir reprendre
l'agitation macédonienne pour le compte
des Serbes. Mais tout cela s'apaisera certai–
nement. La période aiguë de la crise macé–
donienne est passée. L'Europe est libre de
penser à autre chose pour le moment.
En Arménie, il y a aussi un moment d'ac–
calmie. Du côté des Arméniens et du côté
des Kurdes, il y a eu une détente simulta–
née. Les consuls de France et d'Angleterre
arrivés naguère à Moush ont constaté cette
amélioration.
Quant au consul de Russie, qui devait
rejoindre ses deux collègues, i l a été impos–
sible, paraît-il, de le trouver. De sorte que
les seuls consuls de France et d'Angleterre
ont mené cette enquête. Le nôtre rejoindra
son poste de Van , en passant parZitlis, ré–
gion également fort éprouvée.
VIATOR.
L A Q U E S T I O N
A R M É N I E N N E
à la Chambre Française
(
Compte rendu s t é n o g r a p h i q u e i n extenso
de la séance du 9 j u i n , d ' a p r è s le
Journal
Officiel.)
M . LE PRÉSIDENT.
—
La parole est à M . Fran–
cis de Pressensé pour adresser une question à
M . le ministre des affaires étrangères qui l'ac–
cepte.
M . FRANCIS DE PRESSENSÉ.
—
Messieurs, j'a–
vais fait part il y a quelques jours à M . le minis–
tre des affaires étrangères de mon intention de
lui poser, au sujet des graves événements qui
se sont produits récemment au Sassoun et à
Moush, en Arménie, une question qu'il a bien
voulu accepter pour aujourd'hui.
La Chambre comprendra l'impatience que
j'éprouve de porter à la tribune ces événements
quand elle saura qu'il ne s'agit pas d'une explo–
sion accidentelle de barbarie ou de fanatisme,
mais de l'exécution systématique d'un plan con–
certé, et que, d'autre part, il ne s'agit pas de
faits isolés mais de la répétition, de la reprise
du recommencement du crime qui avait si pro–
fondément ému l'Europe il y a dix ans.
Depuis que j'ai annoncé mon intention, j'ai
été devancé au Parlement britannique; un mem–
bre éminent de la Chambre des communes, un
ancien sous-secrétaire d'Etat au Foreign-Oiîice,
un professeur distingué, M . James Bryce, a
posé une question à ce sujet. Je ne retiendrai
de la réponse qui lui a été faite par le sous-
secrétaire d'Etat actuel au Foreign-Offke, lord
Percy, que le fait qu'il a reconnu qu'il y avait,
même d'après la version officielle, vingt-cinq
villages détruits dans le district de Sassoun,
douze dans le district de Moush et treize dans
le district de Guenh. 11 me semble que c'est là
déjà une confirmation suffisante à première vue
des faits sur lesquels j'appelle vottre attention.
Le Sassoun, vous vous en souvenez tous de–
puis les événements de
1894,
est ce district
montagneux qui se trouve dans le Taurus ar–
ménien près du lac de Van, entre Moush au
Nord, Diarbékir au Sud et Van à l'Est. Il est
habité par un mélange de populations armé–
niennes et kurdes.
Les Arméniens s'y trouvent depuis de longues
années, on peut dire depuis des siècles, dans
une situation tout à fait tragique. Ils sont
comme entre les deux pierres d'une meule :
Fonds A.R.A.M