LA QUINZAINE
L'incident de Smyrne
Qu ' à B i l l i s , dans l ' Yéme n ou dans
quelque bourgade perdue de la Haute-
Albanie, les fonctionnaires et serviteurs
d ' Abdu l -Hami d se laissent aller à des
violences, excès de pouvoir et sévices
graves, même contre des r é p r é s e n t a n t s
officiels d'une puisssance é t r a n g è r e , cela
n'aurait rien en soi d'extraordinaire n i
d'alarmant. Il n'en est plus de m ê m e à
Smyrne, ville cosmopolite, vaste bazar
mé d i t e r r a n é e n où la population musu l –
mane est en mi no r i t é et où quarante
mille e u r o p é e n s de tous pays voisinent
avec cinquante mille he l l ène s ; et si
M. Delyannis, chancelier du consulat
de Gr è c e , fut congrument r o u é de coups,
avant d'être a r r ê t é , par les agents et
soldats de S. M . L , ce n'est pas au
cours d'une bagarre fortuite, mais de
propos délibéré, au moment même où
il accomplissait un devoir de sa fonc–
tion consulaire, en faisant ouvrir la
boutique, i l l éga l emen t fermée, d'un de
ses ressortissants.
Quand des
consuls
amé r i c a i n s
é t a i en t ainsi ma l me n é s , les auteurs de
ces vexations pouvaient du moins
donner comme excuse qu'ils croyaient
bien faire en traitant de la sorte les
r e p r é s e n t a n t s d'une Ré p u b l i q u e qui se
permet de naturaliser citoyens amé r i –
cains des sujets ottomans sans avoir
pris au p r é a l a b l e l'autorisation du sul–
tan. Ma i s M . De l yann i s . en sa qualité
d ' He l l è n e , semblait devoir ê t r e plus
que personne à l'abri d'une pareille
mé s a v e n t u r e . Le s temps sont peu éloi–
g n é s où les petits-fils de Canaris se
voulaient e n r ô l e r dans l ' a rmé e turque
pour combattre « les bandits » ma c é –
doniens, et i l y a deux mois à peine, à
Salonique, toute la nation he l l ène ma –
nifestait tumultueusement son par–
fait loyalisme.
Aujourd'hui les journaux d ' A t h è n e s
rappellent avec amertume un p a s s é si
r é c e n t et se plaignent que les He l l è n e s
r e ç o i v e n t une s i ngu l i è r e r é c omp e n s e
des services rendus. E t en effet, au
mé p r i s des capitulations et des t r a i t é s ,
les amis d'hier sont victimes de mesu–
res fiscales arbitraires, non seulement
à Smyrne , mais à Mytilène et à Pre-
veza. I l ne s'agit donc pas d'un excès
de zèle, mais de l'exécution d'un plan
c o n c e r t é et ce n'est pas K i am i l pacha
qui est responsable en cette affaire,
mais bien, comme toujours, le reclus
malfaisant d ' Y i l d i z , K i a m i l pacha, qui
fut grand vizir, est à Smyrne p l u t ô t un
exilé qu'un gouverneur libre de ses
actes, et i l n'aurait n i conseillé ni
laissé accomplir les violences qui sont
r e p r o c h é e s à ses s u b o r d o n n é s , si
ceux-ci ne se savaient tacitement cou–
verts et a p p r o u v é s par la plus haute
au t o r i t é de l'empire.
Cela doit inspirer des réflexions sa–
lutaires à tous ceux qu i , sous le r é g ime
harnidien, oublient l'axiome essentiel :
<( Notre ennemi, c'est notre ma î t r e »,
et qui croient possible et avantageuse
une entente m ê m e p a s s a g è r e avec
Ab d u l -Hami d . Ap r è s avoir excité les
unes contre les autres, les populations
diverses de la Turquie, i l l u i est plus
aisé de les opprimer et é c r a s e r à son
caprice, lorsque l'heure l u i p a r a î t
opportune, certain que les divisions
soigneusement entretenues entre Armé –
niens, Kurdes et Tur cs , Ma c é don i e n s
et Albanais, Grecs et Bulgares, les
emp ê c h e r o n t toujours de s'unir contre
l'ennemi commun qui les d é t r u i t en
détail.
Ma i s les He l l è n e s ne seront pas
seuls à mé d i t e r l'incident ; les puis–
sances e u r o p é e n n e s qui paraissent d é –
cidées à prendre en main la cause du
chancelier grec sont averties des sen–
timents réels que professent à l ' éga r d
des é t r a n g e r s les fonctionnaires les
plus d é v o u é s du sultan. S ' i l plaisait à
quelqu'un d'entre eux de renouveler
les sanglants exploits de Salonique, en
1876,
et de supprimer un consul alle–
mand et un consul français, i l serait
s û r de l ' impun i t é et de la faveur
s e c r è t e du ma î t r e .
Puisque l'empereur Guillaume se dit
l'ami de l'Assassin c o u r o n n é , puisque
la Ré p u b l i q u e f r anç a i s e , afin de n ' ê t r e
point en reste avec les autres gouver–
nements e u r o p é e n s , l u i c o n c è d e tou–
jours l'abominable licence d'exterminer
les Armé n i e n s et les autres peuples de
l'empire, i l peut venir à l'idée d'un
zaptié ou d'un soldat de Sa Hautesse
de traiter comme de simples A rmé n i e n s ,
bons à tuer, les consuls de telle ou telle
puissance e u r o p é e n n e .
L e corps consulaire de Smy r ne pa–
r a î t avoir compris le danger et dans sa
protestation i l ne veut pas admettre
qu ' i l soit permis aux soldats et aux
harnais, en pays de capitulations, de
se livrer à des violences contre les
r e p r é s e n t a n t s officiels des gouverne–
ments é t r a n g e r s . L i nd i gna t i on , certes,
est légitime et naturelle ; mais elle s é –
rail autrement probante, si les consuls,
en d'autres cas, montraient toujours de
pareils sentiments, lorsque la dignité
et la s é c u r i t é de la personne humaine
sont en jeu.
Ils n'ont que trop souvent l'occasion
d'intervenir pour faire respecter des
droits devenus s a c r é s à leurs yeux seu–
lement quand on les viole en l'un d'eux
et on aimerait à apprendre que les con–
suls des vilayets a rmé n i e n s aient d é –
n o n c é des faits autrement graves que
l'incident de Smy r ne et p r o t e s t é par
exemple contre le massacre de Houn
et la d é v a s t a t i o n s y s t éma t i q u e des v i l –
lages de la plaine de Mou s h par les
troupes r é g u l i è r e s , les Hami d i é s et les
Ku r de s .
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L inertie des puissances, qu i tolé–
r è r en t en temps de paix regorgement
de trois' cent mille hommes, recevra
quelque j ou r son juste c h â t i me n t :
l o r s q u ' à Constantinople ou à Smyrne
ou à Beyrouth, les assassins à la solde
de S. M . 1. jugeront à propos d'as–
sommer les E u r o p é e n s , i l sera trop
lard pour feindre la surprise et pour
rendre le peuple turc responsable
d'actes commi s par l'ordre et à l'insti–
gation du souverain l u i -même .
Al o r s seulement les ambassadeurs et
les ministres des affaires é t r a n g è r e s
daigneront s'apercevoir qu ' i l eû t été
plus sage de ne pas permettre si long–
temps à Sa Majesté Imp é r i a l e de mas–
sacrer à son g r é et se d é c i d e r o n t enfin
à mettre hors d ' é t a t de nuire le fou
monstrueux d ' Y i l d i z .
11
eut mieux valu, pour l'honneur de
l ' h uma n i t é et selon l'intérêt bien en–
tendu, commencer par là.
Pierre QU I I J . A R D .
L E T T R E S
de Kémagh, V a n , Sassoun, Moush e l Arabkîr
L E T T R E DE K ÉMA G H
18
mars 1904.
Le monde entier sait bien, qu'il y a huit
ans, on a pillé et réduit à la misère généra–
lement toute la population des provinces ;
cet état de choses continue encore aujour–
d'hui. Maintenant que le peuple est à peine
à même de gagner sa vie quotidienne, voilà
qu'il est soumis à d'autres barbaries : il
Fonds A.R.A.M