du dépôt de l'or et de l'argent ». Qui a en–
tendu, enfin, les gémissements de ces mal–
heureux renfermés dans les prisons ou mis
sur le chemin de l'exil, dont les pères de–
mandaient, autrefois, au ciel tout puissant,
avec un si grand élan et enthousiasme,
«
l'établissement du trône de l'empereur
chrétien » ?
Personne n'a parlé de tout cela et nulle
,
part.
Enregistrons donc, — et notre devoir
nous y oblige, — une simple page de ce
martyrologe.
Au village, on nous traita même
avec douceur, — nous écrit l'une des vic–
times de ces atrocités, — on nous déclara
seulement que c'est la volonté du président
de la Commission, que les curés des villa–
ges se réunissent dans le village de H . . . ha–
bité par les Turcs pour leur donner lecture
du règlement ; nous
y
avons ajouté foi et
nous nous sommes rendus au village indi–
qué; il faisait déjà nuit; il y avait là tous
les curés des
22
villages, tous avaient reçu
l'ordre de s'y trouver. On nous amena de
nuit vers une étable où nous fûmes enfer–
més, et c'est alors seulement que nous
avons compris qu'on nous avait tendu un
piège.
A minuit les gendarmes nous ramenè–
rent devant la chambre de l'adjoint du gou–
verneur en chef ; celui-ci sortit et nous de–
manda : « Voulez-vous signer la feuille ou
non ? répondez ! » Nous avons répondu que
nous ne pouvions pas. Alors il se tourna
vers les soldats et leur dit : « Faites, ce que
je vous avais dit ». Aussitôt on nous envi–
ronna, et on nous a reconduits à coups de
fouet vers l'étable. Le soleil n'avait pas en–
core paru, qu'on ouvrit la porte qui était
fermée à clef et on nous sortit dans la rue,
affamés et gelés. On nous déclara qu'on ne
nous donnerait pas nos bêtes et on nous
obligea de les suivre à pied ; où allait-on
nous conduire? pourquoi et comment?
nous n'en savions rien.
A peine étions-nous éloignés du village,
que les gendarmes, montés surdes chevaux,
les fusils aux mains, nous commandèrent
de marcher vite. Les jeunes parmi nous, le
pouvaient, mais les vieillards... ils tom–
baient, et se relevaient ensuite pour les sui–
vre; les coups de fouet se succédaient.
«
Vous ne voulez pas obéir à l'ordre du
tsar, voilà pour vous », répétait chacun des
soldats, en faisant claquer le fouet. Nous
arrivâmes au fleuve; soudain on barra l'en–
trée du pont et on nous commanda de tra–
verser le fleuve; quel spectacle affreux!
Deux d'entre nous, les curés de M . . . et de
D... ont failli se noyer; à peine avions-
nous traversé le fleuve, que Mahdessi K r i –
kor, tout mouillé, les pieds ensanglantés,
se roula au milieu de la route et s'écria :
«
Tuez-moi, si vous voulez, mais je n'en
puis mais. » Que mes yeux fussent aveu–
glés pour ne pas voir les larmes du pauvre
vieillard ! Les barbares le rouèrent de coups
impitoyablement, puis l'attachèrent sur an
cheval et de nouveau nous nous remîmes
en route. Une heure après, nous arrivâmes
à un champ, qui venait d'être irrigué. On
nous commanda de ne pas suivre la route
et de traverser le champ; mais par où pas–
ser? nous avions les pieds enfoncés dans la
boue jusqu'aux genoux et nous ne pou–
vions faire un pas en avant.
Alors les gendarmes se ruèrent sur nous
avec leurs chevaux et frappaient à droite et
à gauche en répétant : « Voilà pour vous,
si ne vous signez pas. » Le curé de V . . . a
l'œil presque aveuglé, tandis que le fils
de Der Arak est complètement épuisé.
Fouettés et torturés, nous arrivâmes le
soir au village turc de G . . . , où . on nous
renferma chez le chef. Je ne puis vous dire
la nuit que nous avons passée. Pendant la
nuit les gendarmes vinrent-deux fois et
nous dirent que si nous ne consentions pas
à signer les papiers, nous serions exilés en
Sibérie et quelques-uns d'entre nous pen–
dus. Le matin quand on nous amena vers
l'adjoint, nous pensâmes que c'était pour
nous tuer. On ne pouvait regarder ce der–
nier en face, tellement il était furieux; « La
journée d'hier même n'a donc pas été une
leçon pour vous, dit-il, les yeux rougis, le
fouet à la main, nous verrons ce que vous
allez faire aujourd'hui ;' d'ici une heure si
vous n'avez fait le nécessaire, je ferai fusil–
ler cinq d'entre vous devant cette maison,
et j'écrirai àu gouverneur en chef que les
Arméniens s'étaient révoltés, j'ai ordonné
de mon côté de les battre. »
« —
Monsieur, dit le curé du village de
L . . . , que pouvons-nous faire, nous avons
peur, nous n'osons pas. »
« —
Avoir peur, de qui? s
4
écria l'adjoint
en lui assénant des'coups sur la tête, sur la
figure... »
« —
Comment ne pas avoir peur! Il y a
une semaine, j'étais allé au village de O..., j'ai
appris que les gens du Comité avaient déjà
tué le chef du village de A . . . pour avoir
signé le papier. »
Ah ! les misérables, les canailles, vous
n'avez pas peur du tsar, mais vous avez
peur du Comité. Je vous ferai voir com–
ment sont punis les révoltés. Allons, les
gendarmes! attachez-les. »
On nous attacha, on nous menaça, et on
nous traîna.
Et combien encore d'autres comme nous !
Leur nombre est incalculable.
Voici un autre exemple, ^ a Commission
officielle, dans un village, au nom de la loi,
au nom de Sa Majesté l'Empereur, arrive
devant la porte d'une petite église de village.
Ce n'est pas là une anecdote, mais une dé–
claration officielle, écrite dans une langue
simple, envoyée à l'autorité spirituelle, et
que nous reproduisons ici textuellement,
sans en changer même le style :
A l'Autorité
spirituelle
des
Arméniens
de la pille de
D É C L A R A T I O N
P R É S E N T É E P A R L E P R Ê T R E
A G O F S
D U
V I L L A G E D E O . . .
i
,!
*
octobre 1903.
M e c o n f o r m a n t à votre ordre n"
2294,
je m'empresse
de v o u s faire savoir c o mm e n t le r e p r é s e n t a n t du
g o u v e r n e m e n t russe p r o c é d a à la confiscation des
biens de notre église. M . le g o u v e r n e u r en chef
L é v i t z k i n , avec l'adjoint Ghissilioff, et avec eux
T c h é b o u r i , m e m b r e de la C o m m i s s i o n , et vingt-
c i n q soldats, sans nous p r é v e n i r , e n t r è r e n t dans
notre village, sous la c o n d u i t e d u chef d u village;
ils b r i s è r e n t le porte de notre église, S a i n t - T h a d d é e ,
et ils o r d o n n è r e n t de remettre la clef de l'église, ce
qui exigea la p r é s e n c e d u c u r é . N o u s avons e n v o y é
chercher le c u r é de S. A n d r é a s s i a n t z q u i arriva
et leur d é c l a r a : « M o i , n ' é t a n t que le dernier ser–
viteur de l ' a u t o r i t é spirituelle, j ' a i m o n chef; quand
je recevrai l'ordre de l u i (c'est-à-dire de vous), 'c'est
alors que je puis v o u s remettre tout, sinon je ne
p e u x rien ». M a i s L é v i t z k i n , g o u v e r n e u r en chef,
se m i t à d o n n e r des coups de fouet, et en m ê m e
temps i l d o n n a l ' e x p l i c a t i o n de ces coups par ces
paroles :
«
O l e s c h i e n s d ' A r m é n i e n s , j u s q u ' a u j o u r d ' h u i tout
l'argent que v o u s d o n n i e z au n o m de l'église était
m a n g é par vos chefs q u i r é s i d e n t à E t c h m i a d z i n ;
eux, ils s'engraissent, ma i s v o u s a u t r e s , vous restez
toujours pauvres, et sans s a v o i r ce que devient cet
argent. M a i s a u j o u r d ' h u i , le g o u v e r n e m e n t bien–
veillant (?) russe vous veut d u bien, et p o u r cela,
il se charge l u i - m ê m e de r é g l e r le budget de votre
église. M a i s vous ê t e s des canailles, vous ne voulez
rien c o m p r e n d r e ; vous v o u s i m a g i n e z o u vous
avez entendu, que le g o u v e r n e m e n t russe veut vous
enlever votre r e l i g i o n et vos c é r é m o n i e s et vous
convertir à sa r e l i g i o n ; cela est u n mensonge. »
U n des
A r m é n i e n s , A s s a d o u r , r é p o n d a n t au
g o u v e r n e u r l u i dit : « M o n s i e u r le gouverneur,
nous avons fait j u s q u ' i c i ce q u i nous a été com–
m a n d é , nous avons p a y é les i m p ô t s et les taxes
sans aucune o b j e c t i o n , estimant que c'était là les
ordres de l ' a u t o r i t é t e m p o r e l l e ; mais l'ordre d'au–
j o u r d ' h u i appartient p l u t ô t à l ' a u t o r i t é spirituelle à
laquelle nous avons s e u l eme n t à o b é i r . »
C e l u i - c i aussi fut à son tour r o u é de coups et
i n j u r i é . L e s soldats r e ç u r e n t l'ordre de disperser
la foule en portant des coups i mp i t o y a b l e m e n t .
Les villageois, p a r m i lesquels se trouvaient des
femmes et des enfants é p o u v a n t é s , c o m m e n c è r e n t
à fuir et à se disperser. L é v i t z k i n c o m m e n ç a à
battre i m p i t o y a b l e m e n t le chef d u village et le
c u r é et l e u r r é c l a m a la clef. L a femme d u curé
A n d r é a s s i a n , ne p o u v a n t t o l é r e r de v o i r ainsi son
m a r i ê t r e battu, alla e l l e - m ê m e chercher la clef à la
m a i s o n et l'apporta. O n o u v r i t et o n inscrivit les
biens de l'Eglise, consistant en tout en une somme
de
26
k o p e c k s , n i plus,
(
n i m o i n s .
A p r è s a v o i r inscrit cette s o mm e é n o r m e , le gou–
v e r n e u r en chef d e m a n d a si nous n'avions pas des
i mm e u b l e s ; nous r é p o n d î m e s que nous n'avions
r i e n et, en effet, notre église ne p o s s è d e aucun
autre b i e n .
T r o i s o u quatre j o u r s a p r è s , le 8 septembre,
quatre autres personnes et m o i nous f û m e s appe–
lés au T r i b u n a l p o u r aller d o n n e r nos signatures
de notre propre g r é ; nous autres, nous nous pré–
s e n t â m e s , nous e n t e n d î m e s l'ordre, et nous décla–
r â m e s que nous ne p o u v i o n s nous y conformer.
O n enleva, avec des paroles outrageantes, le sceau
au chef d u village, et o n nous m e n a ç a de nous exiler
dans des pays lointains, p o u r avoir d é s o b é i au
g o u v e r n e m e n t russe ; p u i s o n nous fit sortir du
T r i b u n a l .
T e l l e a é t é l ' œ u v r e de la confiscation des biens
de notre église.
(
S I G N A T U R E S D U P R Ê T R E E T D U C U R E ) "
Fonds A.R.A.M