LA QUINZAINE
Dix ans après
Au d é b u t du mois de novembre
1894,
des dépê che s analogues à celles que
nous publions plus haut, parvinrent de
Varna à la presse anglaise. Elles révé–
laient au monde e u r op é e n les premiers
massacres du Sassoun qu i avaient été
exécutés de juillet à d é c emb r e dans le
plus grand secret : en ce temps, Ab d u l -
Hami d ne savait pas encore qu'il pouvait
tuer i r h p u n éme n t .
A i n s i , i l y a d i x ans, tout un pays
avait été sauvagement mis à feu et à
sang par les troupes régulières, les Ha -
mi d i é s e t les Kurdes, six mille personnes
massacrées et vingt-deux villages, c om–
prenant plus de mille maisons, e n t i è –
rement d é t r u i t s . L ' e n q u ê t e tardive des
délégués anglais, français et russes
consigne le fait en quelques lignes:
S i l ' on considère les résultats de tous ces
événements, les trois villages de Kavar, Ch e n i k ,
Semai, Gucllieh G u z a n , le district entier de
T a l o r i , A g p i , Hetink, Spagank, avec leurs dé–
pendances, ont été dévastés et la presque tota–
lité des habitants, sans maisons, sans ressources,
obligés de s'éloigner.
(
Livre.Jaune
de 18g-j; Affaires
arméniennes,
Annexe au 11° 86).
•
R y a dix ans, au nom du mu c h i r
Zekhi-Pacha qu i l u i -même parlait au
nom de son Auguste Maître, le colonel
Ismaïl bey, à Chen i k « avait fait lire
«
aux troupes un firman impé r i a l disant
«
que les A rmé n i e n s étaient en révolte
«
contre Sa Majesté et qu ' i l fallait les
«
pun i r avec du sang pour servir
«
d'exemple aux autres. Puis i l avait
«
fait un discours aux soldats leur en-
«
joignant dejdétruire les villages pa r l e
«
feu et de passer les rebelles au fil de
«
l'épée, ajoutant qu'î7s
pouvaient jaire
«
tout ce qu'ils voulaient à condition
«
de détruire tout ce qui vivait. Tel
«
était l'ordre du Sultan ».
(
Livre
Jaune de
1879,
n°
41.)
Il y a d i x ans, les femmes de T a l o r i
réfugiées dans l'église avec les enfants
et les vieillards avaient été violées, tor–
t u r é e s , égorgées par les soldats 'turcs.
D'autres, pour é c h a pp e r à leurs bour–
reaux, s'étaient précipitées du haut du
rocher de Ferfer ou dans le torrent du
P r é b a t ma n , au Mon t du Diable.
Il y a dix ans, le mu c h i r Zekh i - Pa cha ,
commandant le
4
e
corps d ' a rmé e , avait
ma s s a c r é , à Guellieh Guz an , une troupe
de malheureux sans défense qui s'étaient
fiés à sa parole et s'étaient remis à la
c l éme n c e du Sultan.
Il y a dix ans, le mu c h i r Zekhi-Pacha,
en r é c omp e n s e de ses loyaux services,
recevait la médaille du hiakat.
Mais quand, peu à peu, les atrocités
commises furent dévoilées, on se re–
fusa d'abord à les croire authentiques.
Dans des dépêches du 3i a oû t et du
5
octobre, M M . . Bergeron, consul
d ' Er ze r oum et Meyrier, consul de
Di a r b é k i r firent c o n n a î t r e sommaire–
ment les faits, et M . Bergeron encore
dans une d é p è c h e du
24
novembre
1904
posait ces questions :
Si ces faits sont réels, quels sont donc les vé–
ritables ordres qui ont été donnés pour réprimer
les troubles de S a s s o u n ? L a troupe aurait-elle
pu se livrer à de tels actes sans y avoir été, sinon
encouragée, d u , moins autorisée tacitement?
Et sur qu i doit retomber la responsabilité d'une
aussi sanglante répression ? P o u r q u o i le gou–
vernement a-t-il gardé constamment le plus
grand mystère sur tous ces événements ? P o u r –
quoi les fonctionnaires semblent-ils avoir reçu
c omme mo t d'ordre de ne point parler des faits
qui viennent d'avoir l i e u ?
(
Livre
Jaune de
18
gj,
n " i3).
A i n s i , au moment où ils auraient pu
intervenir, les cabinets e u r op é e n s igno–
raient la situation du Sassoun. Ils
d o n n è r e n t d'ailleurs la mesure de leur
mauvaise v o l o n t é , lorsqu'il s'agit de
s ' enqué r i r des é v é n eme n t s , et le. prin–
cipal objet de la diplomatie russe et de
la diplomatie française fut d'organiser
le silencesur les crimes d ' Ab d u l -Hami d .
Dès le d é b u t , la politique du prince
Lobanoff, servilement suivie par M . Ga –
briel Hanotaux, fut dirigée en ce sens,
et si un délégué russe et un délégué
français furent adjoints en d é c emb r e au
délégué anglais, c'était moins par dé –
sir de s'informer que pour a t t é nu e r
tout ce qui se pourrait faire contre le
sultan :
Le chargé d'affaires de Russie estime que si
nous n'accédons pas au désir du gouvernement
anglais, nous l'obligerons à faire appel à toutes
les puissances signataires du traité de Berlin en
vertu de l'article 61, i l deviendra impossible
alors de limiter la question arménienne.
E n intervenant immédiatement nous-mêmes
nous pouvons obtenir de la Porte certaines
mesures q u i rétabliront le calme et retarderont
le mome n t où s'imposera une solution défini–
tive
(
Livre Jaune de i8gy,
n° 16).
Cependant, ma l g r é le secret désir de
leurs gouvernements, ma l g r é tous les
obstacles qu i rendirent leur enquê t e
insuffisante et i n c omp l è t e , les délégués
e u r op é e n s c on s t a t è r e n t que « l'on de–
vait c on s i d é r e r les accusations des A r –
mé n i e n s comme fondées et voir dans
les Kurdes et les soldats les auteurs de
l'incendie de villages entiers ».
Par contre, les délégués réfutaient
toutes les a l l éga t i on s des au t o r i t é s tur–
ques touchant les p r é t e n d u s torts des
A rmé n i e n s : p r é p a r a t i on de munitions,
incendie volontaire de leurs propres
villages, attaques contre les Kurdes et
l ' a rmé e régulière. Sur la question des
mun i t i ons , ils disaient :
L'obligation dans ces pays pour les bergers
d'être armés, la crainte de voir se renouveler
une attaque semblable à celle opérée par les
Kurdes en masse en
IQO
3
et où les Arméniens
ne devaient compter que sur eux-mêmes, expli–
quent, et la présence des armes que les Armé–
niens portaient toujours sur eux, et la possibilité
d'un approvisionnement plus considérable de
'
p o u d r e .
(
Livre
Jaune de i8gy.
Annexe dit
no 86).
Ils constataient enfin que les A r mé –
niens n'avaient pas a t t a qu é les Kurdes,
mais s'étaient l é g i t imeme n t ' dé f endu s .
On sait quelle i n f âme c omé d i e de r é –
formes se joua alors et comment Ab d –
u l - H am i d , e n c o u r a g é par l'inertie de
certaines puissances et par la c omp l i –
cité à peine d i s s imu l é e de quelques
autres, parfit en
1895
et
1896
l ' œuv r e
alors si bien c omme n c é e .
Il n'est pas douteux q u ' i l la "veuille
reprendre aujourd'hui : danns la plaine
de Mou s h , c'est-à-dire au nord du Sas–
soun, à Ko u l p et à Iskhandzok, c'est-
à-dire à l'est et à l'ouest du Sassoun,
l'attaque c omb i n é e des troupes et des
achirets kurdes contre les A r mé n i e n s
ne peut pas être niée.
Comme i l y a dix ans, Z é k h i - P a c h a
commande le
4
e
corps d ' a rmé e .
Comme i l y a d i x ans, les A r mé n i e n s
sont a c cu s é s d'avoir ama s s é des mu n i –
tions-et des armes.
Comme i l y a d i x ans, les violences
commises dans la perception des i m –
pôts les obligent à la légitime défense.
Mais cette fois, le crime méd i t é par le
sultan n'est pas encore accompli et les
chancelleries e u r o p é e n n e s ne peuvent
pas plaider l'ignorance.
Les ministres français, anglais, russes,
allemands, italiens, austro-hongrois ont
été- i n f o rmé s à temps de regorgement
qui se p r épa r e et qu'ils peuvent em–
pê che r .
Ils ont sur place dés t émo i n s avertis
de ce qu i va se passer, leurs agents
consulaires. Ils ont à Constantinople
Fonds A.R.A.M