suite au pied les prescriptions méd i c a –
les. C'est dans ces conditions qu ' un
jour Sa Majesté consentit à ce qu'on
fît ven i r de Berlin — sa patrie d'adop–
tion — un mé d e c i n célèbre. 11 s'agis–
sait, je crois, du professeur S é n a t o r ?
Le d é b a r q u eme n t s'opéra de nuit, le
ma î t r e fut conduit au palais dans une
voiture close, presque comme un cri–
mi n e l , et. introduit a u p r è s du Sultan
par une issue secrète. Le peuple devait
ignorer cette consultation : ne doit-on
pas, à tout prix, l u i cacher la maladie
des sultans? Il y a bien chaque semaine
le malencontreux office du vendredi, la
selamlik,
à laquelle les empereurs kha –
lifes sont tenus d'assister, sous peine
de voir leur prestige a n é a n t i . Je crois
q u ' Ab d - u l - Ham i d n'y a pas m a q u é une
seule fois au cours de son très long
r è gn e . C'est là une obligation si rigou–
reuse que des souverains moribonds,
ma q u i l l é s et soutenus par des aides-de-
camp, ont dû se faire véh i cu l e r j u s q u ' à
la mo s q u é e , publiquement, en se c om–
posant une figure sereine, au prix de
quels s t o ï que s efforts! L'histoire nous
dit m ê m e qu'au x v
u
siècle le peuple
acclama un sultan qu i , se rendant à
la mo s q u é e , « avait une mi ne roide et
majestueuse » : Or , c'était un cadavre
que transportait le pa l anqu i n .
Pou r revenir à la consultation du
professeur, comment les choses se pas–
sèrent-elles dans le cabinet impé r i a l ?
Si je m'en rapporte au récit d'un cham–
bellan, actuellement en villégiature
obligatoire à Chyp r e , le sultan aurait
eu l'air de prendre au sérieux le dia–
gnostic du savant allemand, puis une
fois celui-ci hors de la chambre, i l se
serait e x c l amé :
Chéîtan
alsen dja-
nène!
(
i) Et i l aurait o r d o n n é de l u i
payer 4
.000
livres, soit
9 2 . 000
francs,
en ajoutant :
Haam olsoun !
(2).
Dans ces dispositions d'esprit, quel
usage veut-on qu ' i l fasse des mé d i c a –
ments qu'on vient de l u i prescrire? Et
n'a-t-il pas raison, a p r è s tout, de dé –
truire toutes ces mixtures, qu i , par
l'adjonction d'une dose infinitésimale
de poison, le tueraient comme une
mouche. Tox i co l ogue remarquable, il
ne c o n n a î t que trop la puissance de
certaines substances v é n é n e u s e s rap–
po r t é e s , dit-on, d'Egypte par un der–
viche initié et p r é p a r é e s d ' ap r è s les
véritables formules des anciens prêtres
de la secte de Both. Ce moine, Eume r
Effendi, vit dans l'ombre du Maître
qui le comble de bienfaits et de temps
à autre peut-être le consulte.
(1) «
Le diable ait ton âme! » — Expression
turque couramment employée.
(2) «
Puisse-t-il ne pas en profiter! »
Et à propos de ce my s t é r i e ux p r é p a –
rateur, donnons la formule « du ma u –
vais café ». To u t le monde en parle,
et sa r é pu t a t i on est si fâcheuse q u ' à
côté de l u i
Vacqua toffana
n'est plus
qu ' un jeu de société. Le café turc est
fait avec le caféier du Yéme n . Ap r è s
la cuisson, i l donne un breuvage d'un
blond de mi e l , très doux à l'œil, tandis
que son parfum exquis, rappelant un peu
l'iris, fait les délices de l'odorat. Offert
au naturel, sans le mé l a n g e de plantes
é t r angè r e s , ce café turc est r é e l l eme n t
de l'ambroisie. Pou r les jeunes Or i en –
tales, i l n'existe pas de régal plus vo–
luptueux que de hume r la liqueur d i –
vine, tout en fumant des cigarettes de
S t ambou l . T e l que Di eu l'a fait na î t r e ,
il est la joie des femmes du Ha r em.
Mais quand on doit le servir aux gens
dont on veut se d é b a r r a s s e r courtoise–
ment, en leur procurant une mort r a –
pide et agréable, on y ajoute pendant
la cuisson, — le café turc n'est pas fil–
tré, — des extraits de rhus, de bryone,
de"gratiole, d ' a n émo n e , et aussi d'aco–
nit et de cévadille. Ces deux substan–
ces, — la de r n i è r e surtout qu i donne
la v é r a t r i n e , — doivent constituer la
base du « mauvais café » bien condi–
t i o n n é . Naturellement j'enregistre cette
recette, — i n c omp l è t e peut-être, —s u r
la foi de celui qu i me l'a apprise, un
ancien
cafeidj
de prince que j'eus l'oc–
casion d'interviewer vers
1896
à At h è –
nes, où cet homme de bien avait dû
venir se reposer; — la faveur des grands
est é p h émè r e .
L'ellébore et les d a p h n é s entrent
aussi pour beaucoup dans la confection
des poisons en T u r q u i e ; les b o h ém i e n –
nes, très expertes dans tous ces secrets
impo r t é s d'Egypte, vont chercher leurs
plantes, pa rmi lesquelles i l faut citer
encore la colchique, à certaines époque s
de la lune. Elles s'entendent à merveille
à p r é p a r e r avec ces sucs d'herbes toute
la gamme des poisons; il en est de
lents et de foudroyants, suivant le désir
de l'acheteur, — de l'acheteuse en gé–
né r a l . Les grands se font minutieuse–
ment renseigner sur toute cette toxico–
logie occulte. E n Orient toutes les m i –
nutes correspondent, sur le cadran de
la vie, à une secrète ou publique tra–
gédie.
Mais revenons au Ma î t r e . Il y a une
dizaine d ' a n n é e s , on ne put emp ê c h e r
les gardiens du sérail de porter à la
connaissance du public que l'état de
Sa Majesté avait emp i r é au point de né –
cessiter la convocation du Conseil su–
p r ême des ministres et du Ch e i k h - u l -
Islamat pour élire le r emp l a ç a n t éven–
tuel du monarque. Pu i s cette nouvelle
avait été d éme n t i e dans la presse sur
réception d'une note officielle du m i –
nistère de l ' I n t é r i e u r . Cette note offi–
cielle était une duperie.
Le sultan souffrait atrocement d'un
abcès à la marge de l'anus et i l aurait
au mo i n s eu un trait de c ommu n avec
Lou i s X I V ; mais les Michelet de l'ave^
n i r ne pourront pas, nous le craignons,
diviser son r ègne en deux pé r i ode s ,
celle d'avant et celle d ' ap r è s la fistule.
Ici la constance dans le dessein est pa–
reille, pareils les p r oc édé s cruels, et i l
sera impossible à l'historien d'opposer
l'une à l'autre les diverses phases de
cette longue vie. Quoi q u ' i l en soit, c é –
dant à d'atroces douleurs et pressé par
son favori Izzet, Ab d - u l - Am i d avait fait
mander à son chevet un certain Osman
Effendi, rebouteux et cartomancien,
son homme de confiance. Osman con–
naissant la versatilité d'humeur de son
malade et peu soucieux d'endosser à
lut seul la r e s pon s ab i l i t é d'une mé d i c a –
tion qu ' on pouvait, en cas d'échec, l u i
imputer à crime, demanda l'assistance
des fameux D
r s
Rifaat et Ilias pachas.
Ayan t donc e x am i n é l'auguste patient,
i l remarqua que l'abcès anal exigeait
avant toute chose un bon coup de bis–
t o u r i ; mais à parler bistouri on ris–
quait de rendre le sultan fou de rage.
Le rebouteux, n é ma l i n , opina plus
simplement pour une injection de
morphine, ce en quoi Rifaat et Ilias
l ' a p p r o u v è r e n t , ressemblant à Panurge
qu i de naissance craignait les coups.
Osman fit la p i q û r e . U n calme mo–
me n t a n é se produisit ; mais hé l a s ! on
avait évité un ma l pour tomber dans
un p i r e ; l'injection fut suivie d'un dé–
lire violent. Et voilà le pauvre Osman
accusé, aussi bien par Rifaat et Ilias
qu i tenaient à leurs têtes, que par la
camarilla de Y i l d i z , d'avoir voulu em–
poisonner le souverain. Sé anc e tenante,
l ' i n f o r t uné fut c o n d a mn é à mort par le
tribunal qu i siège en permanence au
palais. Il ne dut son salut q u ' à l'inter–
vention d'un u l éma q u i , profitant d'une
accalmie, obtint du sultan la grâce du
rebouteux, qu ' on se contenta d'exiler
au Yéme n . Je dois avouer pour être
v é r i d i q u e q u ' i l y est mort au bout de
quelques semaines. Quant aux D
r s
R i –
faat et Ilias,, ils durent aller prendre
l'air dans les r ég i on s paludiques d'une
lointaine province.
U n autre fait suivit cet é v é n eme n t .
Le D
r
Ém i n bey, de la « F a c u l t é » de
Gu l - Ha n é , fut investi de la glorieuse et
périlleuse mission de soigner le souve–
r a i n . I l fut habile, celui-là, se,bornant
à appliquer de vulgaires cataplasmes
de farine de l i n sur la partie malade.
Fonds A.R.A.M