Je pense que si, en Europe aussi, les bri-
gnnds trouvaient une si forte protection, leur
nombre aurait s û r eme n t d é c u p l é ; beaucoup
en auraient fait un métier, y é t a n t encoura–
gés par le gouvernement. Pourquoi alors
s'étonner que dans notre pays, le vol et le
brigandage soienten si grand progrès, puis–
que les fonctionnaires du gouvernement en
ont fait leur monopole et que les brigands
ne jouent que le rôle de simples acteurs.
La réalisation de mes suppositions.
—
Je
vous écrivais p r é c é d emme n t que les pour–
suites dirigées contre les Kurdes ne sont
que pour la forme, que c'était uniquement
pour jeter la poudre aux yeux de l'Europe. I l
n'y a pas longtemps depuis et voilà qu'au–
jourd'hui mes prévisions se réalisent.
A Gop, où avait lieu l'examen des crimes
des Hamidiés, le gouvernement fait savoir
au peuple par un ••.rieur public, qu'il ne peut
plus, pour le moment, recevoir les r e q u ê t e s
et les plaintes présentées par le peuple, et
qu'il faut attendre un temps plus propice; i l
a été r é p o n d u , quant aux r e q u ê t e s et plain–
tes déjà présentées, que tout le monde de–
vrait rentrer chez lui et que chacun serait
appelé en cas de besoin.
Tous ceux qui sont au courant des affaires
de la Turquie peuvent comprendre aisément
ce que cela signilie, c'est-à-dire : « que le
gouvernement a déjà suffisamment agi
comme cela » ; mais qu'a-t-il fait le gouver–
nement ? Il a tout simplement fait rendre, à
une ou deux personnes, le butin qui leur
avait été pris, et voilà tout.
L'ancien régime recommence.
—
A peine
avions-nous joui pendant un mois d'une
tranquillité apparente que les pillages, la
dévastation et les assassinats ont recom–
mencé.
Le 14 j u i n , une jeune fille, Hatti, fut en–
levée du village de Khotalou et islamisée par
force.
Le 23 juin, une femme fut enlevée du
même village et islamisée par force.
Le 22 juin, les cultivateurs de Bichar Ag a ,
qui d eme u r e n t à Ionnalou, ont assassiné deux
femmes a rmé n i e n n e s qui mendiaient dans
les villages; ils jettent les cadavres dans le
fleuve Mourad et les eaux e n t r a î n e n t les ca–
davres jusque devant Ionnalou; le gouver–
nement se fait payer 500 piastres par les
Arméniens de Ionnalou, et leur permet en–
suite d'enterrer les cadavres : « S i vous ne
payez pas cette somme, leur dirent les ins–
pecteurs du gouvernement d'un ton mena–
çant, nous ferons un rapport où nous ins–
crirons que ce sont les habitants de Ion–
nalou qui sont les auteurs du crime » ; les
menaces produisent leur effet.
Le Kurde A r d i n de Djibran, fait travail–
ler gratuitement un Armé n i e n de K h a -
raghii pendant 5 jours, au bout desquels
l'Arménien demande à rentrer chez Ici pour
s'occuper de ses propres affaires; A r d i n , fu–
rieux, fusille l'Arménien qui tombe roide
mort.
Les Kurdes du village de Arintchig com–
battent entre eux; ils incendient ensuite les
cinq maisons a r mé n i e n n e s du village qui
n'avait pris aucune part à la lutte.
Les imp ô t s sont toujours perçus avec la
même violence et la même sévérité. Toutes
les semaines, les percepteurs entrent dans
les villages et ramassent de l'argent par des
coups et des menaces.
La crainte du massacre.
—
Les Turcs mur–
murent entre eux un peu partout au sujet du
massacre dés A r mé n i e n s ; ces murmures ont
inspiré une crainte aux A rmé n i e n s , à Bitlis,
les 11 et 12 juillet; quand les Armé n i e n s
virent les policiers circuler en bandes dans
les ma r c h é s et les quartiers, — chose qui
était déjà arrivée pendant les derniers mas–
sacres — ils fermèrent les boutiques dans
nne demi-henre, et chacun se réfugiait dans
un lieu s û r ; les Turcs cherchaient un prétexte
pour mettre en œuvre" leur intention, c'est-
à-dire massacrer les A rmé n i e n s .
Les A rmé n i e n s de Bitlis ont c omme n c é à
ém i g r e r ; beaucoup abandonnent leurs biens
et fuient en Amé r i q u e .
Exemple d'un bon jugement.
—
L'année
passée, vers cette é p o q u e , un crime horrible
fut commis dans le village de Pariante.
Le Kurde n ommé Eerman de Athmov,avec
quelques complices, parmi lesquels se trou–
vaient aussi quelques A r mé n i e n s , s'intro–
duit nuitamment chez un jeune Armé n i e n ,
Thomas; i l le tue, ainsi que sa vieille mère,
son serviteur, i l pille la maison et s'éloigne
ensuite. La femme de Thomas et un ouvrier
é c h a p p e n t à l'assassin, ayant pu se cacher
dans une des chambres i n t é r i e u r e s ; ils
ont pu r e c o n n a î t r e plus tard Ferman,
l'assassin, ainsi que les Armé n i e n s , ses
complices; ils ont déposé une plainte
entre les mains du gouvernement qui arrêta
seulement les A r mé n i e n s ; des taches de
sang furent trouvées sur les v ê t eme n t s de
l'un des A r mé n i e n s ; deux t émo i n s oculaires
du crime d é p o s è r e n t qu'ils avaient vu les
criminels en flagrant d é l i t ; tout le monde
attendait impatiemment l'arrêt de condam–
nation, mais nous a p p r î me s avec é t o n n e -
ment que « tout le monde était acquitté
comme innocent ».
De l'aveu même des criminels, une somme
rondelette de 300 livres avait pu gagner l'ac–
quittement des coupables.
A i n s i , dans notre pays, la justice est basée
sur l'or; celui qui possède de l'argent peut
donner quelques
backchichs
aux juges et
obtenir toujours gain de cause.
On raconte qu'en Turquie, un jour, un
pauvre se plaignait que les rats avaient
ma n g é son savon; tout le monde raille le
pauvre homme : « le rat ne mange pas du
savon », l u i dit-on; quelque temps après, un
riche raconte que les rats avaient r o n g é le
soc en fer de la charrue; tout le monde est
unanime à r é p é t e r : « c'est l'agha qui l'a
dit ».
Vous comprenez maintenant, quel rôle
joue l'argent dans ce pays.
Le 14 juillet, 5 personnes du village de
Gamagh s'en vont ensemble à la forêt pour
couper du bois et le vendre à Bitlis; les
paysans ont l'habitude d'aller à la forêt tous
ensemble, et une fois rendus, chacun s'en va
de son côté pour couper du bois.
Quand ils rentrent le soir, ils apprennent
que l'un de leurs camarades, n omm é Khimpo,
n'était pas r e t o u r n é . Le lendemain, les pa–
rents de Khimpo s'en vont à sa recherche.
Trois jours après ils trouvent son cadavre
dans la forêt, la tête fendue avec un instru–
ment kurde appelé « nazagh » ; la forêt est
proche du village kurde de Poyran et i l est
très probable que ce sont les Kurdes de Poy–
ran qui ont tué le pauvre homme ; mais le
gouvernement a emp r i s o n n é les quatre
camarades a rmé n i e n s de la victime qui
l'avaient a c c omp a g n é à la forêt; « puisque
c'est vous qui l'avez a c c omp a g n é , leur dit le
gouvernement, donc c'est vous qui l'avez
t u é ; mais dans quelle intention l'auraient-ils
tué? Cela, personne ne le demande.
Justice! où peut-on te rencontrer?
»
LA HONTE DE L'EUROPE
«
Celui qui n'a pas
d'épée,
qu'il vende son manteau
et
qu'il s'en achète. »
S A I N T L U C , 22-37.
Comme n t d'autres c h r é t i e n s contempo–
rains s'y prennent, je ne sais ; mais je sais
de mo i - m ê m e que je pense quelquefois d é –
faillir en comtemplant les horreurs q u i se
commettent contre la c h r é t i e n t é orientale ;
mais aussi, quelquefois, mon indignai ion
s'enflamme-t-elle à la vue du spectacle que
r e p r é s e n t e n t a u j o u r d ' h u i les hommes d ' E l a t
et les monarques p r i nc i paux de l ' E u –
rope.
H i e r soir, j ' é l a b o r a i s mon service et je
relisais une de ces nouvelles é p o u v a n t a –
bles q u i sont à l'ordre du j o u r : le massa–
cre de trois mille c h r é t i e n s dans u n village
de la Ma c é d o i n e .
T'imagines-tu, mon cher lecteur, ce qu i
s'y cache d'horreurs, quand ce sont les
Tu r c s q u i m è n e n t la danse : les femmes
v i o l é e s , puis é g o r g é e s ; les hommes mi s à
l a torture; puis m a s s a c r é s ; les enfants
e m p a l é s ; des langues a r r a c h é e s , des yeux
c r e v é s ; des kilos de chair taillés dans des
corps palpitants! — C'est cela, et c'est
é p o u v a n t a b l e ! — Mais i l y aura pourtant
quelques secours ? U n empereur c h r é t i e n
peut-il en supporter la p e n s é e ? Toutes les
princesses c h r é l i e n n e s n'en r ê v e n t - e l l e s
pas chaque nuit ? L e s grandes puissances
pourront-elles se dispenser d'y intervenir ?
Voilà comme nous pensons nous autres,
les petits. Mais les grands ont d'autres
i d é e s . Ils prononcent de belles paroles,
sans doute ; mais ce ne sont toujours que
«
des mots, mots, mots. »
U n instant avant que j'eusse r e ç u cette
nouvelle terrible, j ' a v a i s l u comment deux
p a rmi les grands de ce monde, deux em–
pereurs buvaient à la s a n t é l'un de l'autre,
et s'exprimaient en termes magnifiques sur
la grande œ u v r e de pacification qu ' i l s
avaient entreprise pour la pacification des
peuples balkaniques.
OEuvre de pacification! — O u i , en vé- ,
Fonds A.R.A.M