dues. Et ce n'est pas seulement cette chose que nous avons eu à vous
présenter, c'est une cause bien plus grande. Nous ne savons pas encore
de quelle façon utiliser cette réunion, mais nous savons que si aujour–
d'hui elle s'applique à une question, demain elle s'appliquera encore à-
une autre, et qu'il y aura des développements que nous ne pouvons pas
encore nous imaginer.
On m'a soufflé quelque chose à l'oreille ; j'ai regardé ensuite au fond
de la foule, j'ai vu des gens qui avaient des cheveux blancs, d'autres
des cheveux noirs, et j'ai compris pour qu'il en soit ainsi qu'il y avait
longtemps que ces questions nous touchaient.
Le mot « international » est ajourd'hui usité, nous nous en servons
à chaque instant; autrefois ce n'était pas comme cela. Je me rappelle un
incident qui est naturellement resté gravé dans ma mémoire; j'avais
quatorze ou quinze ans; j'allais en Allemagne pour apprendre l'alle–
mand, et l'Allemagne alors n'existait pas plus que l'Europe n'existe
maintenant : chacun défendait sçm petit patrimoine ; dans une réunion,
je me suis élevé sans autre but que de dire la vérité en proclamant « le
patriotisme est un vice »..., on m'a fait asseoir rapidement. Il me semble
que, dans une forme éloquente, nous disons tous à peu près la même
chose, nous disons qu'il est impossible d'avoir du patriotisme sans s'ex–
poser à tous les dangers que nous combattons. Nous avons bien certai–
nement à préserver ce que nous appelons le patriotisme, mais nous ne
le ferons qu'en faisant ce que font les Américains : ils sont fiers d'être
citoyens des Etats-Unis d'Amérique comme nous sommes fiers d'être
citoyens des Etats-Unis d'Europe.
Nous avons des changements, des reconstitutions d'empires, de pays,
des groupes différents de couleur différente, mais ce qu'il nous faut,
c'est chercher l'harmonie entre les hommes de bon sens ; il suffit qu'on
soit de bon sens pour s'entendre; alors nous marcherons vers un but
démocratique et nous pourrons espérer des résultats plus heureux que
ceux d'aujourd'hui.
Nous avons entendu parler dé tous les événements qui nous réunissent;
il y a parmi nous des socialistes, des diplomates — je ne connaissais pas
encore l'expression, qui m'a beaucoup intéressé, de diplomate manqué,
j'espère que tous nous arriverons à un résultat d'avoir beaucoup de
diplomates manques, el je me félicite d'avoir trouvé à cette table un
diplomate manqué.
Mais, j'ai trop parlé déjà, pas assez cependant pour vous dire tout
ce que j'ai dans le coeur, mais je sais qu'entre frère et sœur on est indul–
gent et qu'on me tiendra compte des sentiments au lieu des paroles.
J'ai une conférence demain et après-demain, nous avons un meeting
mardi soir, ce qui est plutôt pour la paix ; je vous promets à chaque
occasion de reproduire les idées dont nous avons parlé aujourd'hui.
(
Applaudissements.)
M. D ' ESTOURNELLES
D E C O N S T A N T
MESDAMES, MESSIEURS,
J'avais parlé d'un diplomate qui a très mal fini ; on a appelé cela un
diplomate manqué, je ne sais pas si c'est exact. Est-ce un diplomate
manqué, celui qui s'est aperçu qu'il tournait le dos à la vérité et qui,
sans souci de ce qui pourrait en résulter pour son avenir, s'est mis au
service des causes justes ? Eh bien, mon cher ami, puisque vous avez
mis la discussion sur ce sujet, ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est
que je n'ai jamais regretté ce qu'on appelle ce faux pas et ce que j'appelle
une heureuse détermination ; jamais je n'ai hésité à mettre au service de
ma nouvelle carrière l'expérience que j'avais pu acquérir dans l'ancienne.
J'ai appris — et si les diplomates voulaient bien se rappeler de temps en
temps qu'ils sont des hommes, chaque diplomate pourrait faire cette
découverte —que derrière la société il y a le pays, le monde, les hommes
et que, si on arrive aux hommes, on voit qu'ils se ressemblent dans
tous les pays ; il y en a de mauvais en France et ailleurs comme il y en
a de bons ; eh bien, notre tâche à nous, qui sommes libres de préjugés,
c'est de faire que tous les hommes de bonne volonté de tous les pays se
donnent la main.
H y a une chose à la fois pleine d'espérance et en même temps déso–
lante, c'est que nous sommes si nombreux qui pensons de même dans
le monde civilisé et que pourtant nous ne nous connaissons pas assez ;
une fois cependant que tous ces hommes seront groupés, ils seront invin–
cibles et les causes qu'ils défendront seront des causes triomphantes.
Cela se fait peu à peu. J'ai vu cela à Londres, en Italie, en Grèce, par–
tout où il y a une. pensée, une civilisation. Nous avons chacun notre
patrie que nous aimons profondément, mais nous sommes patriotes en
ce sens que plus nous nous développons, plus nous sommes attachés à
nos traditions, plus nous voulons enrichir comme nous nos semblables,
faire qu'il y ait un lien entre les uns et les autres, ainsi naissent des tra–
ditions, des mœu r s nouvelles. Les hommes qui auront amené ce progrès,
que ce soient des Français, des Italiens, des Anglais, des Allemands,
des Fusses, des Espagnols, des Américains, des Grecs, des Bulgares,
nous leur devons une grande reconnaissance; mais ceux qui n'ont pas
voulu être les premiers à porter la bonne f arole, ceux qui prudemment
toujours se réservent, ceux-là n'ont plus le droit de se plaindre que cette
parole ait été apportée par d'autres, c'est tant pis pour eux, c'est le juste
châtiment de .leur égoïsme.
Mais, savez-vous pourquoi, messieurs, ces diverses manifestations
réussissent? C'est parce qu'il y a des hommes de bonne volonté et sur–
tout de volonté pour les faire réussir; bonne volonté d'autant plus effi–
cace qu'elle est plus discrète, plus obscure, plus désintéressée; et j'arrive
ainsi au toast que je voulais vous prier de porter, j'arrive à vous deman–
der de boire à la santé de l'ouvrier modeste et vaillant, du vrai patriote,
de celui qui s'est dévoué à la cause des opprimés, et qui, depuis des
années, pour les défendre, est venu faire le siège de chacun de nous ; je
bois à la santé du docteur Loris Mélikoff, de celui qui se préoccupe d'être
à la tâche, sans chercher à être au succès; c'est lui qui a fait réussir nos
réunions; tous les détails de cette besogne ingrate, fastidieuse, fatigante,
dont on pourrait être si facilement découragé, Loris Mélikoff s'en est
chargé comme si c'était un service qu'on lui aurait rendu C'est lui qui
donnait et qui remerciait. Mesdames et Messieurs, je vous propose de
boire à la santé du docteur Loris Mélikoff.
(
Applaudissements).
M.
J .
LOR I S - MÉL I KOFF
MESDAMES, MESSIEURS,
Si je n'étais intéressé trop directement aux souffrance du peuple
arménien, je ne pourrai prendre la parole après les orateurs que vous
avez acclamé et qui ne m'ont rien laissé à dire sur la question qui nous
a tous passionné aujourd'hui. J'aurais pu vous exprimer ma profonde
gratitude et en quelques phrases banales vous remercier de ce que vous
avez fait. Mais ce serait abaisser notre rôle mutuel, car si vous avez fait
une grande œuvre, c'est votre devoir qui l'avait commandé et l'humanité
qui vous avait donné la force de l'accomplir. Cette journée sera grande
entre tau tes, car les grandes journées de notre époque sont celles de
la civilisation et dans cet acte de la solidarité internationale auquel vous
avez tous coopéré, l'on voit poindre une ère nouvelle, dont la venue sera
féconde pour l'humanité.
Alors l'on respectera les droits d'un homme, à quelque race qu'il
puisse appartenir, et dans ce respect les êtres trouveront l'obligation de
ne jouir que du produit de leur travail.
Et c'est pourquoi je suis heureux de voir réunis ici, autour de cette
table, les serviteurs du progrès, les pionniers de la paix accomplissant
leur devoir envers les autres hommes.
Vous nous avez tracé un chemin, messieurs, et tous nos efforts ten–
dront à n'en pas dévier. Nous, Arméniens, nous suivrons votre exemple
et appliquerons chez nous les principes dont vous vous êtes toujours
inspirés.
Notre confiance réside en vous, car le sort des Arméniens et des
autres races opprimées de Turquie, qui veulent enfin avoir place à la
vie et fournir de même que les autres peuples leur apport à la civili–
sation, dépend de vos actes et de votre puissante énergie, c'est-à-dire de
l'Europe civilisée que vous représentez.
Nous ne vous demandons pas l'aumône de votre pitié. Non plus
de nous donner un peu de commisération comme on jette un sou
dans la main d'un mendiant. Nous vous demandons une justice, qu'il
est triste d'avoir à revendiquer à cette heure et en nous l'accordant,
laissez moi croire que vous n'obéissez qu'à votre profond sentiment du
devoir.
Et je me. demande quelle valeur ont les paroles de ceux qui se
défendent d'avoir quelque sympathie pour le caractère des Arméniens ou
des Macédoniens. Devant ce qui se passe là-bas, pouvons-nous discuter
sur les qualités ou les défauts des races opprimées, s'ils existent réelle–
ment, et ne devez-vous pas défendre des victimes quels que soit leur
caractère et la sympathie que vous puissiez éprouver pour elles.
Toutes les races ont leurs défauts et leurs qualités, qui ne pro–
viennent que du régime dans lequel elles se développent.
Et, en songeant à ce qu'ont supporté les Arméniens dans les trois
empires qui se partagent notre race, en pensant à cette organisation poli-
Fonds A.R.A.M