U N E VOIX.
Il faut dénoncer l'alliance russe !
M . JEAN JAURÈS.
J'ajoute qu'il ne dépendra que du gouvernement
russe lui-même, s'il veut renoncer à la politique funeste où il me semble
s'engager de plus en plus, s'il ne veut pas étonner le monde par ces
massacres de juifs comme à Kichineff, qui font un terrible diptyque
avec les massacres d'Arménie et de Macédoine, et diminuent considéra–
blement l'autorité de l'intervention russe, s'il ne veut pas à force de
méfiance, de police, de répression, d'autocratie étouffante et san–
glante, s'enfouir à jamais dans les ténèbres du despotisme à la Nico–
las 1
er
,
il ne dépendra que de lui de maintenir avec l'Europe occiden–
tale et libérale, ces communications diplomatiques qui permettront à
l'opinion du monde civilisé de se iraduire selon les formules régu–
lières...
(
Vive approbation.)
C'est ainsi, en dégageant le groupement anglais-français-italien de
tous les malentendus qui auraient pu l'obscurcir, que nous servirons le
plus efficacement la cause de la Macédoine et de l'Arménie. Non, pour
aucun des trois peuples qui vont élever la voix en faveur de l'humanité
outragée et ensanglantée, ni pour l'Angleterre, ni pour l'Italie, ni pour
la France, l'Arménie et la Macédoine ne sont des prétextes derrière
lesquels se dissimuleraient d'autres ambitions. C'est en toute loyauté,
c'est parce que l'humanité a crié là-bas par d'innombrables blessures,
et que l'écho de nos coeurs y a répondu par d'innombrables protesta–
tions; c'est pour cela que nous nous rapprochons, que nous nous unissons,
que notre devoir à nous, démocratie française, sera de presser le gouver–
nement de la République d'adhérer à l'initiative si nette, si précise, si
vigoureuse du gouvernement anglais; et si la démocratie italienne
exerce en Italie la même action, lorsque, au nom de ces trois grands
peuples, le Sultan sera sommé de respecter les droits élémentaires de
l'humanité violés par lui, alors les autres peuples de l'Europe et les
combinaisons austro-russes, et la réaction allemande seront bien obli–
gés de faire à l'humanité quelques sacrifices, car cette fois c'est l'huma–
nité même qui sera devenue la Force
(
Applaudissements).
Et ce sera une grande chose, citoyens, que l'unité politique de
l'Europe moderne commence à s'affirmer par une unité morale de pro–
testation contre le crime et en faveur de l'humanité! C'est parce que
nous considérons cette triple union anglaise, italienne, française,
comme les trois premières pierres du foyer d'universelle démocratie et
d'universelle paix que deviendra l'Europe, que nous nous félicitons par–
ticulièrement de la réunion d'aujourd'hui.
J'ajoute que l'objection dernière qu'on nous a adressée, lorsqu'on a
prétendu que nous voulons servir les intérêts exclusifs du nationalisme
bulgare au détriment des autres nationalités engagées là-bas, cette
objection disparaît aussi. Pas plus qu'entre nous, ici il n'y a de ques–
tions de races, ce n'est là-bas un problème de races que nous voulons
trancher par des décisions exclusives...
Le gouverneur de ces régions investi par l'Europe, sera précisément
élevé au-dessus de ces préoccupations exclusives. Et il m'est bien permis,
sans mêler nos spécialités de partis à cette grande manifestation, qui les
dépasse, à moi, socialiste, de rappeler que ces jours-ci les socialistes
bulgares se réunissaient, et qu'ils réclamaient du monde la libération
des opprimés, non pas seulement de la Macédoine, mais de tous les
opprimés; non pas dans une pensée nationaliste d'annexion à la Bul–
garie, ou de prépotence bulgare, mais dans une pensée socialiste, libé–
rale, universelle et égale.
Voilà, citoyens, l'œuvre que nous avons ébauchée, que nous conti–
nuerons, et dans le Parlement et dans le pays, à la tribune belge, à la
tribune italienne, à la tribune anglaise, à la tribune française, et dans
des meetings qui rapprocheront l'âme encore éparse et incertaine des
peuples, et qui seront comme les premiers fragments d'une humanité
nouvelle, où bientôt viendront se fondre toutes les injustices et toutes
les haines au feu d'une même solidarité humaine.
(
Longs applaudisse–
ments et acclamations.)
M . Jean J a u r è s reprend la parole et ajoute :
Nous avons oublié d'accomplir le premier de nos devoirs, qui était
de vous dire qu'il y a ici, l'homme qui a été en France le premier l'ini–
tiateur et le plus puissant propagandiste de l'idée de paix, et qui,
aujourd'hui, ses yeux étant enveloppés de la nuit, ne peut assister que
par la puissance et l'émotion de sa pensée et de son âme à cette mani–
festation qui est en partie son œuvre; j'ai nommé Frédéric Passy.
(
Vifs
applaudissements.)
M.
D ' ESTOURNELLES DE CONSTANT
MESDAMES, MESSIEURS,
J'en veux presque à mon éminent ami M . Jaurès qui m'a ravi la joie
profonde que je me promettais de réparer cet oubli qui a été commis. En
effet, je voulais vous convier à acclamer notre maître, le précurseur
Frédéric Passy. Je suis heureux, tout compte fait, qu'un autre que moi
ait cru devoir me devancer et se charger de ce devoir, et je vous
remercie du fond du cœur d'avoir fait fête aux paroles de M . Jaurès.
Mais si vous voulez que je vous avoue franchement ce que j'éprouve,
vous le comprendrez aisément. J'ai oublié totalement ce que j'avais
mission de vous dire; après les discours que nous venons d'entendre, le
véritable devoir d'un homme convaincu, maintenant, c'est de se taire et
d'applaudir.
Nous avons applaudi de tout cœur; nous avons eu le sentiment sur–
tout de nous sentir, dans cette réunion vraiment exceptionnelle, vraiment
admirable, unis par une seule et même pensée, à quelque nationalité
que nous appartenions, ou à quelque parti. Tous nous ne formons qu'un
seul et même vœu : nous voulons venir au secours des opprimés quels
qu'ils soient. Voilà la formule qu'a si merveilleusement résumée Jaurès.
Et quand on pense qu'un progrès semblable est entrain de s'accomplir,
on peut concevoir toutes les espérances.
Déjà, il y a sept ou huit mois, une réunion presque paradoxale se
tenait au Château-d'Eau, groupant l'unanimité des sentiments contre
le Sultan, en faveur des opprimés. Et aujourd'hui voici que nous voyons
recommencer ce tour de force. Et combien plus difficile, car il se trouve
qu'à des hommes de tous les partis se sont adjoints des hommes de
tous les pays. Oui, l'idée, le progrès est en marche. Remercions les pré–
curseurs, tous les précurseurs. Les étrangers d'abord; nous les remer–
cions lous d'être accourus à notre appel. Toute réunion, simplement
nationale, en ces matières esl forcément impuissante; mais que des
étrangers soient venus aussi, qu'ils votent, qu'ils agissent avec nous,
c'est un symptôme, une menace pour celui qui, je l'espère, sera rensei–
gné dans son palais. J'espère bien que la diplomatie lui rendra compte
de ce qui se passe ici, et des discours prononcés.
(
Applaudissements.)
Je serais également un ingrat si je n'exprimais pas le sentiment qui
est le vôtre à tous, à MM . Jaurès et de Pressensé qui, tous les deux ont
si admirablement rendu notre pensée. Quelques-uns diront : vous êtes
venu applaudir des socialistes ?... Pourquoi donc laisse-t-on à ces
socialistes le bénéfice, le privilège de plaider d'aussi justes et d'aussi
grandes causes? Tant pis pour ceux qui ne sont pas avec eux, il faudra
bien qu'ils finissent par y venir.
(
Applaudissements.)
Et, puisque vous consentez à m'écouter, laissez-moi vous parler
d'une émotion que je viens de ressentir, et dont je vous dois compte,
car elle apporte un argument de plus à nos idées, au mouvement que
nous poursuivons tous ensemble.
Tout à l'heure vous avez applaudi un Anglais que je croyais ne pas
connaître, M . Evans, l'archéologue. Et puis, en le voyant, j'ai eu tout à
coup l'apparition d'un des souvenirs lointains de ma jeunessse. Je me
suis rappelé qu'il y a plus de vingt ans, étant diplomate (car vous savez
peut-être que j'ai été diplomate, mais j'ai bien mal tourné depuis lors)
(
rires),
étant en Albanie, à la suite précisément des règlements quelque
peu laborieux qu'entraînaient les décisions de conférences internatio–
nales de
1878
et
1880,
j'ai dû me fixer dans une petite ville qui s'appelait
Gravosa. Je cherchais un logement; on m'indiqua celui d'un Anglais.
Je m'y rendis, je vis un tout jeune homme. Après quelques instants de
conversation, je ne manquai pas de lui demander ce qu'il faisait là.
Quelle fut ma surprise ! (Peut-être M . Évans se le rappellera-t-il ?) quand
il me dit, — il avait l'air si jeune que cela paraissait incroyable, et il
avait l'air tout aussi timide et tout aussi doux qu'aujourd'hui
(
rires et
applaudissements)
mais je fus pénétré de l'énergie qui se montrait
sous cette douceur, quand il me dit : « Je suis venu faire une enquête
sur les atrocités du Sultan. »
J'avais alors l'esprit bien obscurci par des préventions diplomatiques
ou sociales. Je l'écoutais avec surprise et ne pouvait en croire mes
oreilles. Cependant il me fit le récit de ce dont il avait été témoin, ce
récit aujourd'hui monotone de toutes les horreurs, de tous les crimes
auxquels les gouvernements assistent impassibles, et je me sentit telle–
ment pénétré moi-même de commisération, de pitié et pour tout dire
de honte, qu'à partir de ce moment une sorte d'éveil de la conscience se
fit en mon âme de diplomate.
Et je vous demande, messieurs, à ce propos, s'il est permis de
Fonds A.R.A.M