diplomatiques, l'agitation continuera en Italie, et il est probable qu'elle
aboutira à un mouvement populaire qui pourrait avoir de sérieuses
conséquences.
En Italie, comme vous le disait Mazzini il y a un instant, la tradition
italienne est encore vivante, elle n'a rien perdu de son énergie et de sa
grandeur...
J'ai fini; j'ai pu constater que le vœu général est plus qu'une entente,
une fusion des démocraties française, anglaise et italienne. Moi qui ai
combattu en Italie, la triple alliance, quand il y avait quelque danger à
le faire, je fais un vœu : c'est que cette nouvelle triplice puisse s'affirmer
dans des meetings et avoir le triomphe que tous nous lui désirons.
(
Ap–
plaudissements.)
M.
JEAN JAURÈS
CITOYENNES ET CITOYENS,
Je voudrais, autant qu'il me sera possible, ajouter quelques mots.
Tout d'abord, c'est une grande joie pour nous de constater, en cette
question de l'Arménie et de la Macédoine l'accord complet de tous les
délégués, anglais, français, italiens et belges, car nous ne sommes pas
de ceux qui disent que la Belgique ne compte pas
(
Rires et approba–
tion):
accord sur le but et sur les moyens. Le but, c'est d'arracher les
populations arméniennes et macédoniennes à un régime abominable,
en substituant à l'autorité directe du Sultan l'action efficace d'un gou–
verneur responsable devant l'Europe, investi par elle d'un mandat de
civilisation et contrôlé par elle. Voilà bien le but vers lequel nous allons
tous; but clair et précis, qui ne prête à aucune équivoque, et qui, je
crois, ne peut souffrir aucune contestation.
Le moyen c'est la vigoureuse action collective, coercitive s'il le faut
(
très bien!),
de l'Europe unie; et ce qui nous permet d'espérer une
énergique intervention collective européenne, c'est ce groupement
récent des trois grands pays de liberté, de démocratie, de régime repré–
sentatif : Italie, Angleterre, France
(
Applaudissements).
Je me félicite d'autant plus, et nous devons nous féliciter d'autant
plus, de l'accord récent qui se manifeste entre ces trois grands pays libé–
raux, qu'il n'est pas fondé sur la communauté de races. La race est un
admirable trésor d'énergie et de qualités héréditaires, lorsque ces
facultés sont mises en œuvre par un grand idéal commun de civilisation ;
mais la race n'est qu'une survivance brutale de nature lorsqu'elle est le
principe exclusif et aveugle des sympathies ou des antipathies.
(
Applau–
dissements).
C'est pourquoi ce qui me touche dans cette sorte de cor–
dialité française, anglaise, c'est que c'est l'accord du magnifique génie
anglo-saxon, c'est-à-dire au-delà des limites de races, l'espérance affir–
mée de l'universelle réconciliation. Et plus cet accord des grands peuples
de raison, de discussion et de liberté, est nécessaire au développement,
à la reconstitution ou plutôt à la constitution d'une Europe — car il n'y
a jamais eu, au plein sens du mot une Europe, il y a eu des lambeaux
d'Europe, se déchirant les uns les autres
(
Applaudissements)
—,
plus cet
arcord est nécessaire, plus nous devons le sauvegarde/ de toute méprise
et de tout malentendu, plus nous devons éviter les pièges sournois de
ceux qui, n'osant pas attaquer en face cette œuvre admirable de récon–
ciliation et de rapprochement entre l'Italie, la France et l'Angleterre,
essaieraient de la compromettre par des manœuvres perfides.
La première de ces manœuvres, c'est d'insinuer que l'accord qui est
conclu, que l'entente qui s'affirme n'a qu'un caractère provisoire, qu'elle
est à la merci des événements de demain, extérieurs et intérieurs. Je
crois que nous avons le droit de dire, après avoir regardé les choses en
toute sincérité et en toute clarté, que ce n'est pas une entente provisoire ;
qu'il dépend de nous qu'aucun péril sérieux ne la menace, au dehors ou
au dedans, et qu'il dépend de nous, qu'elle ne soit à la merci ni des
hasards ni des inquiétudes.
Il n'y a, dans la politique extérieure, rien qui puisse gravement mettre
aux prises Angleterre, France, Italie, et quant aux vicissitudes de la
politique intérieure, nous savons bien qu'il y aura, dans les trois pays,
des alternances de démocratie exaltée et de démocratie déprimée, mais
il nous suffit que la clarté de la liberté et de la raison, même si elles y
subissent de passagères éclipses, ne puissent jamais y être éteintes, pour
que nous ayons confiance dans la durée d'une entente fondée sur la
force indissoluble de la raison libre qui ne peut plus périr. II n'y a plus
d'événements intérieurs et de surprises intérieures qui puissent réveiller
les défiances entre l'Angleterre et la France. Et ici, je voudrais mettre
nos amis en garde contre nne manœuvre de l'adversaire.
Les nationalistes vont, disant : oui, mais demain l'Angleterre va
élever peut-être, autour de son empire, une barrière de tarifs.
Je n'ai pas l'indiscrétion, je ne commettrai pas l'inconvenance d'in–
tervenir de façon quelconque, même par des prévisions, dans les libres
luttes des partis anglais. Je dis seulement que, quelle que soit la décision
libre et souveraine du peuple anglais, quand bien même nous scions
amener à la regretter, quand bien même beaucoup de nos amis anglais
ici présents, seraient réduits à la déplorer, nous n'aurions pas le droit
de considérer comme un acte peu amical envers la France, un remanie–
ment de tarifs douaniers, alors que ceux qui dénoncent ce péril anglais
ont été les premiers à entourer la France d'une barrière de douanes.
(
Applaudissements).
Ainsi, quoi qu'il advienne sur ce point, l'accord
pourra se maintenir entre la démocratie française et la démocratie
anglaise. Et entre la démocratie de France et la démocratie d'Italie, je
crois pouvoir dire que le malentendu a définitivement disparu.
Nous avions, nous, France, une large part de responsabilité dans ce
malentendu.
(
Applaudissements).
Nous avons trop vite oublié que si
nous avons, un moment aidé l'Italie à préparer son émancipation par–
tielle, nous l'avons déçue, nous l'avons abandonnée à mi-chemin ; nous
nous sommes retournés contre elle et, pour préserver dans l'intérêt de
notre dynastie, semi-césarienne et semi-cléricale, la puissance tempo–
relle de la papauté, nous avons arrêté l'élan italien, nous avons contribué
à briser l'élan italien. Nous avons appesanti sur l'Italie le poids de la
domination papale, qui était en même temps pour elle une domination
étrangère. Et nous avons longtemps permis que, chez nous, un parti
puissant, qui semblait prêt chaque jour à mettre la main sur le gouver–
nement de ce pays, parût pouvoir rouvrir la question romaine. Eh bien,
elle est close par Rome, capitale intangible de l'Italie unifiée. Et le pro–
grès de la démocratie laïque en France fait que le rêve de restauration
du pouvoir temporel, qu'à un moment chez nous le parti clérical avait
caressé, a définitivement disparu.
(
Applaudissements.)
Tout prétexte manque donc à ceux qui, de l'autre côté des Alpes,
sous la direction de Crispi, avaient grossi cette légende, exagéré ce
malentendu et envenimé la plaie que notre égoïsme avait laissé se former.
Ainsi les trois .peuples pourront désormais, sans ombre d'inquiétude,
sans ombre de malentendu, marcher d'accord, et leur accord aura cer–
tainement pour effet, ou d'imposer, ou tout au moins de suggérer
presque irrésistiblement à l'ensemble de l'Europe, une conduite vigou–
reuse, sage et humaine dans la question d'Arménie et de Macédoine.
Ah ! prenons garde: à peine cette sorte de triplice libérale et démo–
cratique, dont parlait tout à l'heure éloquemment le délégué de Rome,
a-t elle commencé à s'ébaucher, que ceux qui ont intérêt à propager les
malentendus en Europe essaient d'en dénaturer la tendance et le carac–
tère. Il ne faut pas s'y méprendre. Les événements récents ont provoqué
en Allemagne, et dans une partie même de la démocratie allemande,
quelques inquiétudes et quelque nervosité. A mesure que France, Italie,
Angleterre se rapprochaient, l'Allemagne paraissait redouter une sorte
d'isolement diplomatique. C'est le mot qui a été prononcé même par de
grands organes libéraux. 11 ne faut pas qu'il y ait de méprise.
Oui, nous voulons parler en toute liberté de la funeste politique
orientale de l'empire allemand ; oui, nous savons gré à ceux qui, tout
en dénonçant en cette question les terribles responsabilités du czarisme,
mettent aussi en sa juste lumière la responsabilité de cet empereur alle–
mand, allié moral du sultan, et sans l'appui duquel il n'aurait pas pu
prolonger indéfiniment, depuis des années, le régime abominable que
Quillard et Bérard ont indiqué.
Donc, nous revendiquons le droit et nous accomplissons le devoir de
signaler les terribles responsabilités de la politique allemande; mais il
ne faut pas qu'il y ait de malentendu : il ne faut pas permettre un seul
jour, une seule minute, à ceux qui s'effraient du rapprochement de
liberté et de démocratie entre l'Italie, l'Angleterre et la France, il ne faut
pas leur permettre d'insinuer qu'à l'abri de ce rapprochement la France
nourrira des arrière-pensées de remaniement territorial qui déchaîneraient
sur l'Europe les pires confusions. Et nous, socialistes français, qui avons
protesté aux heures difficiles contie toute arrière-pensée de revanche par
la force, nous qui avons élevé cette protestation, nous nous sentons
d'autant plus autorisés, d'autant plus obligés à la renouveler, qu'au–
jourd'hui la France, entourée de sympathies fraternelles est plus forte,
et plus libre de son action, précisément parce que nul ne peut imputer
à terreur ou à défaillance l'affirmation de paix que nous donnons. Nous
voulons la donner tout entière.
(
Approbation.)
Non, il n'y a aucune arrière-pensée; non, notre triplice de liberté, de
démocratie et de paix, n'a pas une pointe cachée tournée contre d'autres
peuples. Elle sera une triplice de paix agissant par persuasion sur l'en–
semble de l'Europe.
(
Applaudissements.)
Fonds A.R.A.M