«
Taxe sur les moutons, etc.
Chaque année, les maires dressent
un relevé du bétail de leur circonscription. Les chiffres qu'ils y inscrivent
dépendent, bien entendu, des négociations préalables. Le contrôle est
d'ailleurs facilement évité; à l'arrivée des contrôleurs, les troupeaux sont
envoyés dans les vastes domaines de la Liste civile (exempts, comme on
sait, de toutes taxes). Aussi cultivateurs, maires, percepteurs et gardiens
des domaines peuvent-ils, en toute quiétude, se réjouir des bénéfices de
leur petite combinaison.
«
Dîmes.
On connaît assez les abus auxquels donne lieu la per–
ception des dîmes affermées par voie de licitation. La loi sur les dîmes
ordonne que les adjudications soient faites séparément pour chaque vil–
lage au chef-lieu du Caza. Mais les enchères sont souvent rendues illu–
soires par l'influence de personnages qui savent écarter toute concurrence
au détriment du Trésor.
«
Quant au cultivateur, s'il ne gagne rien à ces rabais, c'est toujours
lui qui doit payer les erreurs commises par l'adjudicataire lorsque les
enchères ont atteint un chiffre trop élevé. Je connais des cas dans les–
quels il a fallu payer 3o p.
100
de la récolte; une personne digne de foi
(
la supérieure d'un couvent catholique) a constaté que le fermier de la
dîme mesurait chez elle sa part de céréales avec une fausse mesure; il a
dû, dans ce cas particulier, se résigner à faire usage d'une mesure offi–
cielle, mais les paysans du voisinage n'ont osé soulever aucune protes–
tation.
«
Enfin, ce qui est peut-être le pis, c'est que le cultivateur n'a pas le
droit de rentrer sa récolte avant que le fermier soit venu compter les
gerbes qui lui reviennent. Les moissons, ainsi laissées en plein champ,
se détériorent, et le dimier, qui. est souvent doublé d'un commerçant,
sait en profiter pour acheter le tout à vil prix. »
Il faut ne pas oublier que, par dessus l'impôt, vient s'ajouter toujours
quelque petite commission. Vous connaissez ce touchant usage, qui fait
qu'en Macédoine, quand une bande d'Albanais opérant pour le compte
du gouvernement, s'est jetée sur un village de Macédoine, y est restée
pendant des semaines et des semaines, a tout violé, tout mangé, ces
braves, avant de partir, exigent ce qu'ils appellent le « denier de la dent»,
c'est-à-dire la commission que le contribuable leur doit encore pour
l'usure de leurs mâchoires pendant le travail officiel qu'ils viennent
d'accomplir
(
Rires).
Le résultat d'ensemble'de ce régime turc, estde réduire tout le peuple
à la misère et à la faim. Pendant des siècles, les races de Turquie ont
supporté ce joug avec une patience admirable. A l'heure actuelle, encore
presque toutes les fractions musulmanes de ce peuple, bercées par la
«
vieille chanson religieuse» qui les console de tout, tolèrent, demandent,
préfèrent ce régime turc, toutes les fois du moins qu'elles ne peuvent
choisir qu'entre ce régime et une sujétion chrétienne. Mais dans la
fraction chrétienne, croyez-vous vraiment qu'il ait été, besoin de propa–
gandes étrangères pour susciter des demandes de justice, pour réveiller
une notion de droit, pour amener la révolte ouverte contre ce régime de
vol et de fraude ? Croyez-vous qu'il ait été nécessaire que des anarchistes
vinssent de Paris, que des prédicateurs vinssent de Londres ou que des
instituteurs vinssent de Bulgarie, pour qu'au bout de 5o ans de routes,
de chemins de fer, de bateaux à vapeur, de correspondances avec l'Eu–
rope, la Macédoine se soit levée un jour en réclamant un régime où elle
puisse vivre, où elle soit assurée simplement du pain quotidien ?
(
Vire
approbation).
C'est alors que le régime hamiden est entré en jeu. Quillard vient de
vous le décrire mieux que je ne saurais faire. Si d'un mot on voulait le
définir, on pourrait dire, je crois que le régime turc repose essentielle–
ment sur le vol, mais que le régime harnidien repose plutôt sur l'assas–
sinat et le massacre.'Dès que, dans une partie de l'empire, quelle qu'elle
soit, le mécontentement arrive à se produire, on voit accourir la police
secrète d'Abdul-Hamid, qui fomente ou invente une conspiration. La
police secrète est suivie de la gendarmerie qui prend d'assaut le bourg
ou le village, sous prétexte de perquisitions et de découvertes d'armes.
On fusille les hommes sur place ou on les emmène prisonniers. Les
hommes disparaissent, les femmes s'enfuient dans la campagne, bien
heureuses si elles ne subissent pas d'autres traitements.
Puis on commence, dans les mosquées musulmanes une campagne
religieuse pour exciter le fanatisme des voisins musulmans, ce qui n'est
malheureusement que trop facile, d'autant que, dans chaque province,
il semble que le Sultan ait recruté depuis quelques années, une véritable
gendarmerie mobile de populations rapaces et disposées à tout. l i a ses
Kurdes en Asie,Mineure, ses Druses en Syrie; il a ses nègres; il a, dans
la Macédoine, ses Albanais; et si Kurdes, Nègres et Druzes, accomplis–
sent la besogne hamidienne avec une bonne volonté tout à fait digne
d'éloges, on peut dire que les Albanais y ajoutent je ne sais quelle allé–
gresse et quelle ingénuosité. qui fait de la situation de la Macédoine
quelque chose comme un drame atroce dans lequel une comédie
macabre serait perpétuellement intercalée.
Ce drame macédonien nous a été longuement raconté par les rap–
ports consulaires. Ici, nous n'avons pas, comme sur l'Arménie, des
correspondances privées. Nous avons dans nos Livres Jaunes des docu–
ments officiels. Nous savons, à n'en pas douter, que depuis l'année
1892
il n'y a pas eu une région de Macédoine dans laquelle des bandes d'Al–
banais n'aient pénétré, dans laquelle ces bandes, soutenues officielle–
ment par l'autorité turque, n'aient pris d'assaut des villages, tué des
paysans, razzié des plaines toutes entières et fait disparaître des popula–
tions qu'en
1890
encore on pouvait dénombrer. Tels, par exemple, les
Serbes de la vieille Serbie qui, en
1890,
formaient
60
ou
80
villages qui
comptaient une population d'environ
20.000
hommes, et dont aujour–
d'hui il ne reste que deux bourgs et
2.000
habitants.
Mais Abd-ul-Hamid connaît ses bachi-bouzouks : s'ils sont très forts
pour torturer des paysans, tuer des femmes et razzier une plaine, ils
sont beaucoup moins braves quand ils rencontrent la moindre résis–
tance, et comme les Macédoniens, las de réclamer la justice, en sont
venus à la révolte ouverte, il a fallu appuyer les massacreurs hamidiens
de l'armée officielle turque. On passe au quatrième stade du régime
harnidien. Après la police secrète, la gendarmerie et les bachi-bouzouks,
viennent les soldats.
Sous prétexte de rébellion, on amène d'Asie Mineure de malheureux
paysans turcs, qui sont bien la plus brave population qu'on puisse ima–
giner; on les transporte loin de chez eux. Enragés contre la résistance
qu'ils rencontrent, affamés par le manque de solde, ils arrivent à n'être
au bout de quelques semaines que des bandes de loups enragés. Il ne faut
pas leur en vouloir; si l'Europe n'avait pas toléré cette mobilisation
turque, ils seraient restés ce qu'ils étaient : d'honnêtes gens. On voit
donc dans la Macédoine
400.000
soldats, conduits tantôt par leurs offi–
ciers, tantôt par la faim, massacrer les villages, faire place nette dans les
plaines, et produire en trois mois ce résultat admirable dans ce vilayet
de Monastir que j'ai connu si florissant, qui, vers
1890
était vraiment
quelque chose comme un Dauphiné ou une Provence, et où
172
villages,
durant les derniers mois, ont été supprimés : une population de
180.000
âmes se trouve dispersée dans les forêts et les montagnes. La
neige va venir; je n'ai pas besoin de vous dire ce qui restera de ces
180.000
misérables.
Le régime turc ayant commencé, le régime harnidien ayant continué,
on arrive à l'état actuel, et l'on s'étonne que les Macédoniens recourent
à la bombe, puisqu'ils n'ont d'autre moyen de se défendre. Mais, comme
vous le disait Pressensé tout à l'heure, il faut s'étonner, au contraire,
que cette population ait tardé si longtemps à en venir là. Voilà une pro–
vince qu'en
1878,
vous, Puissances de l'Europe, par le traité le plus
solennel que
NOUS
ayez jamais signé depuis quatre-vingts ans, vous avez
doté d'un régime autonome, d'une indépendance relative, d'une sécurité
qui devait être absolue, et voilà un peuple qui, depuis huit ans, est en
proie au pillage et au massacre. Et vous, Puissances européennes qui
avez mis votre parole et votre signature au bas de cette convention, vous
assistez sans rien dire, sans rien faire, en alléguant seulement cette admi–
rable action austro-russe qui, commencée en
1896,
arrive aujourd'hui
aux résultats que vous savez.
Cette admirable action austro-russe a été fondée, nous dit-on, pour
le salut de la Turquie, pour la paix de l'Europe et pour le bonheur des
chrétientés balkaniques. Ce sont là de vertueuses intentions, et j'en
veux laisser tout le mérite à l'action austro-russe. Je ne doute pas que
c'est dans la pensée la plus vertueuse que l'Autriche et la Russie ont
laissé de côté leurs intérêts propres et n'ont recherché que l'intérêt des
peuples balkaniques. C'est un bon mouvement dont la justice leur doit
tenir compte. J'en connais de pareils. En Asie-Mineure, l'un de mes
gendarmes d'escorte, me vantait un jour son pacha ; c'était le meilleur,
le plus honnête, le plus vertueux, le.plus courageux des pachas ; c'était
le « bon pacha ». Or ce bon pacha, disait le gendarme, avait été ambas–
sadeur de Turquie à Paris. 11 s'était fait aimer, chez nous de tout le
monde, à tel point que, le jour où le Sultan l'avait rappelé, on voyait
dans les rues de Paris tous les petits enfants assis au bord des trottoirs,
qui pleuraient, en disant : « Voilà le bon pacha qui part ».
(
Rires).
Je
ne doute pas que le jour où l'action austro-russe disparaîtra, nous
Fonds A.R.A.M