turc d'une part, le régime hamidien de l'autre. J'entends par régime
turc l'ensemble de l'organisation ottomane qui fait que, depuis la con–
quête turque, tout cet empire est exploité ou, comme disent les Turcs
eux-mêmes,' mangé. J'entends par régime hamidien, l'ensemble des
mesures sultanesques, qui font que, depuis dix ans, l'empire est mas–
sacré ou, comme dirait M . Gabriel Hanotaux, régi par la « main
blanche » d'Abd-ul-Hamid.
Le régime turc a le mérite de l'ancienneté. Depuis le premier établis–
sement des Turcs en pays conquis, il a toujours fonctionné dans
l'Empire. Les fameuses réformes du sultan Mahmoud et de ses succes–
seurs ne l'ont nullement modifié. Les voyageurs français des xvi' et
xvn« siècles, Belon, Tournefort et Paul Lucas, s'ils revenaient aujour–
d'hui, retrouveraient ces « mangeries » turques dont ils se plaignaient
si vivement. Ce mot de « mangerie » est excellent. C'est le seul qui
puisse définir et, tout ensemble, dépeindre cette politique. Par ses fonc–
tionnaires et par ses officiers, par son armée et par ses bureaux, par ses
lois et par ses abus, la Porte ne fait que « manger» l'Empire, c'est-à-dire
exploiter le peuple et piller les provinces. Pour le Turc, l'Empire n'est
toujours qu'une terre conquise, un domaine féodal, dont il s'agit
d'extraire le maximum de revenus. Le principe fondamental de cette
société est que seul le conquérant, le Turc de race, a droit aux biens de
ce monde, à la vie matérielle, au pain quotidien : l'unique adoucissement
à la rigueur de ce principe est que le Turc de religion, l'indigène con–
verti à l'Islam, obtient par tolérance sa part de butin. Mais, en dehors
du Turc et du musulman, — les décrets, lois, règlements, traités inter–
nationaux, etc., etc., ont bien pu proclamer l'égalité des sujets « otto–
mans » : il faut la naïveté des diplomates pour croire à ces papiers, —
en dehors du Turc et du musulman, le sujet ottoman n'est qu'une bête
taillable et corvéable, qui doit tourner la roue pour remplir le puits sans
fond de la cupidité turque.
Depuis le Grand Vizir jusqu'au dernier des gendarmes', le personnel
de la Porte ne vit que pour « manger ». En quatre chapitres principaux
on peut résumer
l'Art de manger,
tel qu'il se pratique en Turquie, car,
en négligeant les recettes accessoires (qui, depuis le simple faux en
écriture publique, vont jusqu'au vol avec effraction), il est quatre
grandes « mangeries » : l'armée, la justice, les routes et l'impôt.
L'armée « mange » tout à la fois le musulman et le chrétien, le pre–
mier par le recrutement, le second par la solde ou plutôt par l'absence
de solde.
Tout musulman dans l'Empire doit sept années de service militaire.
Mais les montagnards d'Europe et d'Asie ont toujours refusé cet impôt
du sang. Les seuls paysans des plaines sont enrôlés. Les honnêtes et
pacifiques paysans d'Anatolie ou de Roumélie doivent fournir tout le
contingent. L'état civil n'existant nulle part et le bon Tu r c sachant seu–
lement qu'il est né « l'an de la famine » ou « l'an de la grande récolte », il
est facile aux agents de la Porte de prendre ou d'exempter qui bon leur
plaît, c'est-à-dire qui bien le paie.
Le musulman pauvre est donc enrôlé, puis il est maintenu sous les
drapeaux le double ou le triple de son temps réglementaire et, même, il
est repris une seconde fois après libération, afin de combler les vides
que causent les exemptions vendues à d'autres. Installé dans les garni–
sons de Macédoine ou d'Albanie, il est laissé sans solde, sans habits,
sans souliers, sans pain : le ministre, les préfets et les officiers pillent les
caisses et les arsenaux, vendent les farines, les uni
r
ormes, les armes
même. Déguenillé, affamé, rongé de fièvres et de syphilis, le malheureux
est acculé au brigandage ou à la révolte. Dans la
Repue de. Paris,
M . G. Gaulis racontait l'histoire d'Ipek et de sa garnison qui, manquant
de tout, prit un beau matin le chemin d'Uskub où réside le gouverneur,
et là, mangea durant deux semaines avant de regagner son poste. Qui–
conque a voyagé en Turquie connaît vingt histoires de cette sorte.
En Albanie, pays musulman et peuple toujours armé, les garnisons
turques crèvent longtemps de faim avant de piller l'habitant. Dans les
grandes villes seulement, où le bazar est chrétien, les préfets s'arrangent
pour que, de temps à autre, un incendie éclate au bazar, quand la gar–
nison est trop affamée ou trop mécontente. Les troupes accourent. Elles
sauvent les manchandises en les pillant. J'ai vu, de mes yeux vu, brûler
ainsi le bazar d'Argyro-Castro en juillet
1890.
De Janina à Priszrend, il
n'est pas un bazar chrétien qui n'ait servi une ou deux fois à payer ainsi
ou à vêtir et approvisionner l'armée turque d'Albanie.
En Macédoine, pays chrétien et peuple pacifique, toute caserne
devient le fléau du pays à trois lieues à la ronde. Encore ne peut-on
parler ici que du vol et du brigandage proprement dit. Mais, chaque année,
aux portes mêmes des grandes villes, quelque bande de soldats, affolés
par une trop longue continence, se jette sur les femmes et les petits
garçons.
Après les soldats, les juges: Outre les moyens vulgaires et, pour ainsi
dire, internationaux de la chicane en tous pays, les Turcs ont une habi–
leté spéciale dans l'emploi des faux témoins. Deux raisons surtout ont
développé cette institution. C'est d'abord l'intérêt des juges: sans faux
témoins, comment juger à sa guise? Et c'est ensuite la solidarité reli–
gieuse ; les musulmans sont toujours crus sur parole; dans la concur–
rence mortelle que leur font l'industrie européenne et le commerce
des chrétiens indigènes, le faux témoignage leur est un peu réservé
comme un dernier gagne-pain.
A chaque tribunal est donc attachée une bande de faux témoins, qu i .
se tiennent sous les platanes du café le plus voisin. Le faux témoin est
payé par le plaideur. Il rend au juge une part de ses honoraires. Mais le
faux témoignage est marchandise si courante que les prix en sont fort
avilis : le serment d'un homme bien posé ne vaut guère plus de un à
deux
medjidiehs
(4
à
8
francs). Le juge là-dessus ne touche que peu de
chose. 11 lui faut des revenus plus considérables, puisque la Porte ne lui
paie jamais ses appointements. Les affaires de mœurs contre les chré–
tiens, les affaires de propriétés contre les musulmans lui fournissent le
plus clair de ses ressources.
Survient l'ingénieur des routes et l'entrepreneur de corvées. L'Europe
affirme que la Turquie ne saurait se passer de routes. Le Turc est donc
obligé d'en faire, et il emploie le moyen le plus commode et le moins
coûteux : la tsorvée.
Quelques jours de corvée par an ne ruineraient pas un village, et
quelques milliers de corvéables auraient vile établi une chaussée. Depuis
cinquante ans donc, sans trop charger le pays, on aurait pu achever le
réseau de l'Empire, si les préfets n'avaient inventé la
mangerie
des
routes. Mais quand une route est projetée entre deux villes de l'Empire,
entre Salonique et Monastir par exemple, les préfets ont une recette
infaillible pour ne pas la construire tout en la faisant payer aux cor–
véables, lis distribuent la corvée assez ingénieusement pour que les
paysans de Salonique aient leur chantier de travail aux portes de Mo–
nastir, à cent ou cent vingt kilomètres de chez eux, et, réciproquement,
les paysans de Monastir sont convoqués aux portes de Salonique.
Les corvéables se plaignent. Aussitôt les préfets parlent de révolte et
envoient les gendarmes ou la troupe en garnisaires dans les villages
mécontents. Les corvéables sont battus, pillés, quelquefois brûlés ou
pendus, à moins qu'ils ne se résignent à comprendre les désirs des
préfets et qu'ils n'offrent de racheter en argent leurs semaines de corvée.
Ils versent l'argent, que les préfets partagent avec 'les gens de la Porte
ou avec les gens du Palais. Chaque année, la comédie recommence. Au
bout de cinquante ans, la route n'est pas faite; mais les préfets en ont
touché dix ou vingt fois le prix.
Je n'insisterai pas sur la « mangerie » des impôts. Il suffit d'ouvrir le
dernier
Livre Jaune
sur les affaires de Macédoine (p. 55 et 56).
«
Il serait trop long d'énumérer ici les irrégularités auxquelles donne
lieu la perception des diverses taxes. Nous nous bornerons à reproduire
quelques passages d'un ouvrage récent, Morawitz,
les Finances de ta
Turquie,
qui fait justement autorité sur la matière.
«
Impôt du Verghi
(
impôt foncier). — Quiconque a des attaches
influentes ou sait, en y mettant le prix, s'assurer la bienveillance des
agents du fisc, voit sa maison de trois étages estimée pour rien, alors
qu'une baraque est taxée tout à fait hors de proportion.
«
P l u s étrange encore est le système de rscouvremenls. Au lieu d'en–
caisser le montant de l'impôt à son échéance, le fisc ne donne durant de
longues années aucun signe de vie et attend le moment où le proprié–
taire se dispose à vendre, à louer ou à faire réparer l'immeuble. En face
d'une longue liete d'impôts arriérés, le contribuable préfère transiger :
un gros pourboire sert de préliminaire à l'entente cordiale qui s'établit
avec le percepteur et dont le fisc seul supportera la charge.
«.
Impôt de temettu
(
taxe sur les bénéfices présumés., sur les traitements
et salaires). •. Le fisc laisse parfois passer des années sans réclamer le
paiement de sa note, puis soudain il sort de son incurie. Les contribua–
bles éprouvent de très grandes difficultés à acquitter des arriérés impor–
tants ; telle fabrique se voit tout à coup privée d'une grande partie de
ses ouvriers arrêtés pour cause de non-paiement des arriérés (pareille
aventure est arrivée il y a quelques jours au facteur de la poste fran–
çaise de Salonique). On pourrait en dire autant de la taxe
d'exonération
du service militaire.
Fonds A.R.A.M