faits qui prouvent que c'est le Sultan lui-même qui arme le bras de ces
assassins. »
Et si M . de La Boulinière,- diplomate, aux ordres du Ministre, ne
suffit pas, je citerai les paroles du Ministre lui-même un jour où
M . Gabriel Hanotaux avec la désinvolture des complices subalternes
qui lâchent les auteurs de crimes, appela le Sultan « l'homme res–
ponsable de tant de crimes ».
C'est à cet homme qu'il faut parler. Et Pressensé le disait: ne croyez
pas que cela doive amener une guerre : il y a eu plusieurs précédents,
en dehors même de l'intervention française lors des créances Tubini-
Lorando. Il y a eu un précédent autrichien. Un sujet autrichien
avait été malmené à Mersine ; l'Autriche envoya des bateaux sur la côte
de Cilicie. Il y a eu un incident italien. Un employé des postes italien
avait été malmené à Preveza. L'Italie mobilisa quelques cuirassés
dans l'Adriatique et obtint les satisfactions nécessaires.
Ce qu'on a pu obtenir sur des points particuliers et dans des ques–
tions particulières, quelquefois même dans des questions où ce qu'on
appelle l'honneur des nations ne paraissait pas engagé, on pourra bien
l'obtenir lorsque coule le sang humain.
A u contraire, citoyens, cette guerre qu'on veut éviter, que quant à
moi j'abomine et j'exècre, elle est toujours à craindre si on ne porte pas
un prompt remède à une situation in tolérablc et qui déshonore l'humanité.
Rappelez-vous l'affaire de Crète. Au lendemain des massacres d'Ar–
ménie l'insurrection éclate en Crète. Le sultan envoie ses troupes
régulières et ses auxiliaires bénévoles. Les puissances regardent tuer
avec leur superbe indifférence ordinaire. Cependant, de Constantinople
notre ambassadeur envoie une dépêche prophétique — c'était M . Cambon,
maintenant à Londres. 11 écrit à son ministre :
«
Nous (les ambassadeurs en Turquie) continuerons à envoyer à nos
gouvernements des dépèches alarmantes ; nous dirons ce qui se- passe
en Crète ; nous énumérerons les morts et nos gouvernements ne bou–
geront pas. Ils ne bougeront pas jusqu'au jour où les petits porteurs de
Dette ottomane craindront pour leur gage. »
Ce jour-là est venu très vite pour la Crète ; ce jour-là approche pour
l'Arménie et la Macédoine; mais nous voulons le hâter ; il ne faut pas
attendre que les
p
intérêts menacés fassent sortir les gouvernements de
leur inertie.
Partout, citoyens, les peuples sont, plus généreux, et souvent aussi,
pour ne pas dire toujours, beaucoup plus sages que les hommes qui les
gouvernent. Les peuples ont fait partout connaître leur désir. Ils l'ont
fait connaître en France, en Italie. Songez qu'à Rome et à Milan, au
printemps dernier, nous avons eu des meetings de 4 à 5.
000
personnes ;
ils l'ont fait connaître en Angleterre pendant cette campagne pro-macé-
donnienne; ils l'ont fait connaître même en Allemagne, malgré les
complicités officielles ; vous en avez un témoignage dans la lettre du
docteur Richter.
.
Ce que les peuples veulent, c'est que les massacres cessent. Tô t ou
tard, les puissances seront obligées d'intervenir. Il faut que, dès aujour–
d'hui, les gouvernements se décident à mettre un terme au long mar–
tyre de ces deux peuples, à mettre un terme aux caprices meurtriers d'un
exécrable assassin.
(
Vifs
applaudissements.)
M.
VICTOR BÉRARD
^ MESDAMES, CITOYENS,
Pierre Quillard vient de vous exposer la situation arménienne. Je
suis chargé de vous parler de la Macédoine et des autres provinces
turques.
Les Macédoniens ont, parmi nous, une mauvaise presse. Toutes les
victimes du sultan Abdul Hamid ont eu leur mauvaise presse aussi.
Mais, contre les Macédoniens, on a exploité d'une façon admirable les
événements de Salonique, et l'on vous a représenté ces malheureux
comme des assassins, des dynamiteurs, des anarchistes.
Lorsque, au début du siècle dernier, les brûlots de Canaris et de ses
émules faisaient sauter les flottes turque.s de guerre et de commerce et
parfois même les vaisseaux européens, toute l'Europe acclamait ce
réveil des nations levantines et M . le vicomte de Chateaubriand, qui
n'était pas un anarchiste, saluait de sa plus belle prose -ces héros qui
savaient si bien donner leur vie.
Au lendemain de l'attentat — comme on disait alors — de Canaris
sur le port d'Alexandrie, M . de Chateaubriand imprimait :
«
L'audacieuse entreprise de Canaris sur le port d'Alexandrie a été
au moment de tarir cette source de peste et d'esclavage que l'Afrique
fait couler vers la Grèce...
Si les gouvernements étaient assez barbares pour souhaiter la des–
truction des Grecs, il ne fallait pas laisser à ces derniers .le temps de
déployer un si illustre courage. Il y a trois ou quatre ans, une politique
inhumaine aurait pu nous dire que le fer musulman n'égorgeait qu'un
troupeau d'esclaves réservés. Mais aujourd'hui, serait-elle reçue à parler
ainsi d'un sang héroïque ? L'univers entier se lèverait contre elle. On
se légitime par l'estime et l'admiration que l'on inspire : les peuples
acquièrent les droits à la liberté par la gloire ».
Voilà ce qu'en
1826
imprimait M . le vicomte de Chateaubriand, ancien
ministre des affaires étrangères, et le brulotier Canaris pouvait envoyer
à Paris son fils, le duc d'Orléans, le futur Louis-Philippe, s'honorait de
conduire anx Français, dans sa propre loge, ce fils de brigand, ce fils
de brulotier, ce fils de jacobin, c'est ainsi que parlaient alors les gens
en place et la presse vertueuse, car les gens en place estimaient, avec
Metternich, que les insurgés s'étaient à jamais discrédités par leur con–
duite insensée et atroce, et l'empereur Alexandre croyait remarquer dans
les troubles de la Grèce le signe révolutionnaire.
Mais M . de Chateaubriand reprenait :
«
Les Canaris et les Miaoulis auraient été reconnus pour véritables
Grecs à Mycale et à Salamine... Les Grecs sont-ils des rebelles et des
révolutionnaires ? Non.
«
Forment-ils un peuple avec qui l'on puisse traiter ?
«
Ont-ils les conditions sociales voulues par le droit politique pour
être reconnus des autres nations ? Oui.
«
Est-il possible de les délivrer sans troubler le monde, sans diviser
l'Europe, sans prendre les armes, sans même mettre en danger l'exis–
tence de la Turquie ? Oui, et cela dans trois mois, par une seule
dépêche collective souscrite des grandes puissances de l'Europe ou par
des dépèches simultanées exprimant le même vœu. Ce sont là de ces
pièces diplomatiques qu'on aimerait à signer avec son sang. »
Vous parlant aujourd'hui des Macédoniens, je me garderai bien de
reprendre pour mon compte les paroles de M . de Chateaubriand; je sais
trop ce qu'on risque à faire l'apologie du crime et de l'assassinat.
Pendant que les brulotiers de Salonique se flattaient de montrer au
monde comment un Macédonien sait mourir, nous avons entendu à
nouveau le grand concert des gens en place, des ministres, de la presse
vertueuse, nous répéter que les insurgés avaient discrédité leur cause
par cette conduite atroce, et l'Europe conservatrice y retrouvait le signe
révolutionnaire, ou, comme nous disons, anarchiste.
C'est donc une affaire entendue : les Macédoniens sont des révolu–
tionnaires.
Mais les révolutionnaires ne poussent pas tout seuls. Comment se
fait-il d'ailleurs que, dans l'empire turc, à l'heure actuelle, à côté des
Macédoniens révolutionnaires, vous ayez les Cretois révolutionnaires,
les Arméniens révolutionnaires, les Arabes révolutionnaires, les Syriens,
les Jeunes-Turcs eux-mêmes, — bref toutes les populations de l'empire
ottoman révolutionnaires, jacobines, anarchistes, ne cherchant toutes
qu'à se libérer du joug actuel, ne rêvant toutes que rébellion contre le
pouvoir établi : révolte, soulèvement et révolution définitive ? C'est là,
Messieurs, un spectacle qui doit être expliqué; il doit avoir ses cau
a
es,
et peut-être, si nous connaissions ses causes, nous découvririons du
même coup, le remède.
Je sais bien que les causes, aux yeux de quelques-uns, sont tiès
simples. Si nous voulons en croire les journaux du Sultan Abdul-
Hamid, c'est toujours quelque propagande étrangère qui agit en Tur–
quie; sans la propagande grecque en Crète, anglaise en Arménie, russe
en Bulgarie, bulgare en Macédoine, il n'y aurait jamais eu, nous dit-on,
de révolte dans l'Empire. Parfois même on insinue qu'à l'heure actuelle
c'est nous, Français, qui semons ou entretenons la révolution en
Macédoine, et pour un peu on ferait imprimer que les bombes de Salo–
nique sont venues tout droit de Paris.
Je sais bien qu'on ne prête qu'aux riches; mais quand, devant l'his–
toire et la reconnaissance du monde, on dressera le compte de ce que
nous avons fait au X I X
e
siècle pour la liberté des peuples, nous serons
assez riches de gloire pour ne pas nous attribuer la part qui revient à
d'autres. La révolution en Macédoine ressemble à toutes les révolutions
de l'empire ottoman. Vous n'avez qu'à ouvrir les Livres Bleus anglais ou
les Livres Jaunes, et, comme on vous le disait tout à l'heure, vous en
découvrirez immédiatement la double cause.
L'état actuel de l'empire ottoman a deux causes en effet : le régime
Fonds A.R.A.M