(
Approbation et applaudissements).
Je crois, citoyens, qu'il voudrait
m i e u x s'abstenir d'applaudir au récit de telles h o r r e u r s ; nous aurions
presque l'air d'admirer le génie d u crime chez ce sultan et chez les gens
à son service.
Q u a n d l'Arménien a échappé tant bien que ma l à la police, que
fait-on ? A l o r s intervient u n système d'éviction économique q u i me
semble admirable.
Je vous ai dit que le paysan n'avait pas d'armes et qu'il était inca–
pable de se défendre. A côté de l'Arménien habitent, au contraire, des
populations extrêmement guerrières, des hommes armés jusqu'aux
dents : quelques Kurdes, des Tcherkesses, tous individus q u i manient
également bien le fusil, le poignard o u la matraque. Le Ku r d e est le
seigneur de l'Arménien : i l importe que l ' h omme le plus fort soit le
seigneur de l ' h omme le plus faible.
Le seigneur kurde, c omme o n d i t ailleurs le seigneur tigre, vient
s'installer dans u n village arménien, à sa convenance. Il loge chez ses
bons amis. Il s'empare de leurs, terres ; i l s'en empare simplement en
faisant mettre le propriétaire en prison, et pendant ce temps « i l achète»
les; terres q u a n d le malheureux sort, ses terres se trouvent achetées à bas
prix o u p o u r rien d u tout. O u bien le seigneur pratique l ' u s u r e ; bref, i l
arrive à évincer entièrement les anciens propriétaires, et cela fait, le sei–
gneur invite le paysan à travailler c omme serf sur les terres q u i l u i
appartenaient auparavant. Bien entendu, l'Arménien doit, en outre,
construire gratuitement une ma i s o n , des routes pour le seigneur kurde
et l u i donner par dessus le marché, s'il plaît au seigneur, sa femme o u
sa fille.
Cela ne suffirait pas. L'Arménien survivrait ainsi, ne fût-ce qu ' à
l'état de serf. C'est alors qu'intervient l'ingénieux système, le régime
c o n n u et qui ne scandalise pas trop la diplomatie : le régime des assas–
sinats isolés. O n tue alors l'Arménien.
V o i c i une correspondance dumois de juillet dernier; i l s'agit défaits
tous relatifs à la plaine de M o u s h :
Artert (Plaine de Moush).
—
H i l o M i n o y a n , âgé de cinquante ans,
a été tué pendant qu'il travaillait aux c h amp s , par le Ku r d e A h m e d ben
Guedjémi.
Ard^ouik (District de Pernachen).
—
Kirké Bedrossian a été tué
par les Kurdes de la tribu de Chégo.
Sinamerk (Plaine de Moush).
—
T h om a s Vartanian, âgé de vingt-
quatre ans, a été tué par les Kurdes R amo , Sils, M a h m e d et Flit, d u
-
village Damp e l i , q u i ont en sus emporté vingt mo u t o n s .
Ziaret (Plaine de Moush).
—
Les Kurdes Adamzadé, de Bigedif,
ont tué Setrak A v o y a n , âgé de trente ans.
Pichoud (District de Pernachen).
—
A g o p Ho u v e y a n a été tué par
le Ku r d e Haidar ben C h i p o , de la tribu Balali.
Cela c'est pour un tout petit pays, et p o u r une semaine environ. O n
ne donne pas de grands détails sur ces assassinats; i l y en a cependant
qui sont c omm i s avec de tels raffinements de cruauté que je ne les rap–
porterais pas si je n'étais sûr, c omme je vous l'ai dit, de mes sources.
V o i c i u n cas : le 12 septembre, T h o m a s M a n o u k i a n a été cerné dans
sa maison par les Ku r d e s . S o n domestique court en informer sa mère.
Mais toutes les sollicitations furent inutiles ; les Kurdes prétendent
qu'ils agissent par ordre et qu'ils doivent tuer les Arméniens. T h o m a s
M a n o u k i a n fut pris ; sa mère eut le ventre arraché, ie domestique fut
tué, la maison fut ensuite pillée. Les autorités ont laissé libres les Kurdes
et arrêté les Arméniens c omme auteurs d u c r i me ; parce que c'est
'
encore une particularité à signaler : q u a n d des Arméniens ont été assas–
sinés par des Kurdes, on dit qu'ils l'ont été par des Arméniens déguisés
en Ku r d e s , et c'est'une raison de plus p o u r arrêter quelques malheureux
et les tuer au besoin.
Quant à l ' Eu r o p e , elle n'a pas dépassé cet état d'esprit : nous n'avons
pas à intervenir. Mais cela va quelquefois plus loin. A d'autres mome n t s ,
sa Majesté se dit : « L ' E u r o p e est occupée ailleurs... » C'est généralement
a u printemps que ces idées l u i viennent : si o n en finissait avec ces
Arméniens d u Sassoun, ces montagnards q u i , quelquefois, se défendent
encore. E t chaque année, au printemps, Sa Majesté prépare u n petit
massacre o u plutôt prépare, si possible, de grands massacres.
Cette année encore, le même danger a pesé sur les populations
arméniennes de la plaine de M o u s h . A u mo i s de février, u n chef kurde
très imp o r t a n t , fut mandé au palais d ' Y i l d i z - Y o s k ; i l est c o n n u depuis
longtemps, c'est u n n ommé Hu s s e i n Pacha q u i , dès l'année 189,1, bien avant
les grands massacres, était désigné c omme u n malfaiteur dangereux par
le consul d'Angleterre, q u i disait combien i l était i mp r u d e n t , à moins
d'avoir des intentions mauvaises, de n omme r chef d'un régiment h am i –
dié, u n h omme de cette espèce. O n a vu vite le résultat obtenu en
d o n n a n t des régiments a u x pires malfaiteurs. Ce t Hu s s e i n P a c h a était
digne de la faveur d u S u l t a n ; je crois bien que, pendant les massacres,
il eut, p o u r sa part, avec l'aide de ses h omme s , quelque chose c omme
deux à trois mille victimes sur la conscience.
Ce personnage fut donc mandé à Y i l d i z - Y o s k , par le S u l t a n ; je ne
pense pas que c'était pour lui donner des conseils de modération, mais
plutôt p o u r l'invite>r encore à quelques massacres. Heureusement, la
chose fut connue en E u r o p e , en France ; nos députés purent agir
auprès d u ministre, et celui-ci voulut bien envoyer sur place u n c o n s u l .
U n c o n s u l , c'est p e u ; mais c'est u n témoin, et i l y a certains crimes que
l'on n'ose pas a c c omp l i r trop ostensiblement devant des témoins offi–
ciels. C'est p o u r q u o i , cette année, citoyens, nous n'avons pas eu à enre–
gistrer de grands massacres au Sassoun.
No u s avons pourtant eu des massacres de quelque i mp o r t a n c e ; i l y
a eu tout de même, parce qu'il ne faut pas en perdre l'habitude, des
villages incendiés, pillés, et tout dernièrement, je puise i c i , dans u n
rapport q u i est c o n n u dans les ambassades, dans les ministères euro–
péens, et c'est à la honte de ces ministères, à Nisib, les Kurdes d u village
de...
on t formé une bande et on t envahi le village armé–
nien. Ils on t demandé de l'argent et c omme on a dit q u ' o n ne pouvait
leur en donner, ils ont dit qu'ils allaient détruire le viiiage. E n effet, ils
ont détruit le village; ils ont tué quelque chose c omme cinquante per–
sonnes;, ils on t tout ravagé. C'était u n endroit c h a rma n t que ce pays de
Nisib, que les Grecs appelaient « Antémousai », la ville des Heurs ; le
maréchal de Moltke, q u i se trouvait au service de la T u r q u i e , au mo –
ment de la guerre de la T u r q u i e et de l'Egypte, vantait la beauté des
arbres et la pureté des sources. Les arbres sont coupés et les sources
souillées de sang.
Voilà, citoyens, à peu près l'état actuel de l'Arménie turque. Vous
comprenez bien que, même ces envois de consuls, au mome n t ie plus
dangereux, ne sont que des paliatifs et des remèdes puérils, et qu'à u n
tel m a l , il faudrait d'autres remèdes, i l faudrait une solution définitive.
Des solutions, quant à mo i , j'en connais trois :
Je connais la solution hamidienne, par l'extermination' totale. Cette
solution, nous n'en voulons pas. Il y en a une seconde : c'est la solu–
tion russe. V o u s savez que la Russie possède la Transcaucasie, une
partie d u territoire arménien, et que le tzar règne « paternellement» sur
un m i l l i o n environ d'Arméniens. L a solution russe, nous n'en voulons
pas n o n p l u s !
(
Applaudissements.)
E t nous avons d'excellentes raisons
pour cela. N o n pas des raisons sentimentaies, mais des raisons de fait.
No u s ne voulons pas de la solution russe au lendemain d'une guerre où,
d'un trait de p l ume , au lendemain des actes solennellement jurés et
consentis, l'empereur de Russie vient de meure la ma i n sur les biens
de la nation arménienne, et vient d'envoyer des cosaques à Tiflis, à
C h o u c h a à Na k h i t c h e v a n .
Il y a une troisième s o l u t i o n ; c'est celle d u b o n sens, de la sagesse
et de la justice; c'est par conséquent celle à laquelle les gouvernements
ne pensent point d'abord. Cette solution c'est l'application d u traité de
B e r l i n ; c'est l'application de l'article 61, en ce q u i concerne les
Arméniens, et surtout l'application des reformes que demandèrent les
puissances européennes, en i8g5, dans u n mémo r a n d um fameux.
E n i8q5 on avait tué seulement 5 o u 6,000 Arméniens. Il n'y avait
eu encore que les petits massacres d u S a s s o u n ; mais à ce mome n t ,
les ambassadeurs européens trouvaient que le m i n i m u m de réformes
q u ' o n pût exiger d u S u l t a n , c'était la n om i n a t i o n d ' un gouverneur
avec l'assentiment des puissances. V o u s entendez b i e n ; toujours cette
question d u contrôle. E t on sentait tellement l'importance de c o n –
trôle, que la France et-la Russie avaient d'abord hésité à l'imposer au
Sultan. Il fallut que l'Angleterre le demandât. Mais d u reste, cela n'eut
pas d'autres suites. Ce fut une promesse sur le papier seulement; vous
savez que les promesses d u sultan sont à peu près aussi innombrables
que ses victimes. C'est cependant à cette solution qu'il faudra bien
aboutir u n jour o u l'autre.
Cette s o l u t i o n , i l ne faut point ia présenter h umb l eme n t : il faut
l'imposer. L'imposer à qui ? On connaît fort bien l ' h omme responsable,
l'auteur des crimes. Je ne veux pas le désigner moi-même, je laisserai
parler des personnes prudentes et modérées, des diplomates. C'est notre
chargé d'affaires à Constantinople q u i l'a désigné, dans une dépêche q u i
se trouveau Livre Jaune : M . de L a Boulinière :
«
Je ne saurais énumérer à Votre Excellence la suite i n n omb r a b l e de
Fonds A.R.A.M