dans les affaires d'Arménie au mome n t de la guerre greco-turque. S i
nous laissons se renouveler ce scandale en Macédoine, nous le paierons
plus cher encore. No u s n'aurons pas même acheté, au prix de cet
attentat contre l'humanité une paix précaire et misérable, nous aurons
de plus démontré
à
tout jamais que la civilisation à l'heure actuelle,
elle n'est, p o u r les gouvernements et p o u r les peuples q u ' u n manteau
hypocrite p o u r les jeux de la force!
(
Approbation.)
No u s aurons
démontré que le droit des gens n'existe pas, et nous aurons démontré,
ce q u i devrait être u n paradoxe pour l'humanité moderne, que celui
qui a eu raison contre l ' E u r o p e , contre la conscience h uma i n e , c'est
A b d u l - H a m i d , le grand Assassin !
(
Vifs
applaudissements.)
M.
PIERRE QUI LLARD
MESDAMES, CITOYENS.
E n lisant les affiches q u i vous convoquaient à la réunion d'aujour–
d'hui, en faveur de tous les opprimés de T u r q u i e , vous avez peut-être
éprouvé quelque étonnement. Les atrocités les plus récentes sont sur–
tout présentes à vos imaginations, et vos j o u r n a u x , — q u a n d ils n'étaient
pas payés par l'ambassade Ottomane, .— vous on t entretenus des
atrocités de Macédoine. Vo u s avez dù penser que, préoccupée sur–
tout d'exterminer par le fer et par le feu l'élément chrétien de Macédoine,
Sa Majesté Impériale A b d - u l - H a m i d , Omb r e de D i e u , laissait quelque
répit au reste de ses sujets.
C'est une erreur, citoyens. Sa Majesté Impériale peut suffire à une
double et à une triple besogne. Dans ses nuits d'insomnie, dans ses
nuits de terreur et de fièvre, S a Majesté Impériale peut réfléchir et tra–
vailler à l'oeuvre universelle de meurtre; et la petite ma i n blanche dont
un ancien ministre français vantait la finesse aristocratique, peut faire le
geste de mo r t à l'est et à l'ouest de son empire ; elle est sûre qu'elle
sera toujours obéie. A l b a n a i s , Arabes, T u r c s , Serbes, Bulgares, A rmé –
niens, i l n'y a pas u n peuple en T u r q u i e où cette petite ma i n n'ait
désigné de nombreuses victimes.
Il n'y a pas en T u r q u i e une province, i l n'y a pas une ville, i l n'y a
pas une misérable bourgade, où on ne puisse dire : Ici l ' o n tue par ordre
impérial. Cependant, i l y a des peuples que le Sultan poursuit d'une
haine plus implacable et plus tenace, et ce sont précisément ces peuples
auxquels l ' E u r o p e , dans u n traité solennel et dérisoire, avait assuré, i l y
a quelque vingt cinq ans le droit à la sécurité et à l a liberté. E n ce mo –
ment il y a deux peuples q u i , en dépit des articles 23 et 61 d u traité de
Berlin q u i leur assurait protection, sont en voie d'extermination totale :
les Arméniens et les Macédoniens. D'autres orateurs vous diront ce q u i
se passe en Macédoine; j'essaierai très brièvement de vous exposer
quelle est la situation actuelle de l'Arménie.
E n l'absence de nos maigres livres jaunes, en l'absence des copieux
livres bleus que le gouvernement anglais distribue au parlement, je serai
obligé de m'appuyer u n i q u eme n t sur des rapports officiels et sur des
correspondances privées adressées à
Pro Armenia.
Mais je vous ferai
remarquer que le ministre français des affaires étrangères, lors de l'inter–
pellation Rouanet, a r e c o nn u l'exactitude et l'authenticité de ces d o c u –
ments. N o u s pouvons donc les considérer c omme valables.
Sans doute, depuis le mome n t o ù , après trois jours de tuerie dans
les rues mêmes de Constantinople la sensibilité des ambassadeurs euro–
péens s'émut, et où ils interdirent au Sultan de tuer plus outre, depuis
ce mome n t , les grands massacres on t cessé. Mais 3oo,ooo Arméniens
seulement avaient été égorgés. Il reste encore des Arméniens, et à la
période des grandes tueries on a fait succéder une autre période; o n
applique uneméthode plus lente, plus sournoise, mais aussi sûre; la
méthode que, par euphémisme diplomatique o n appelle dans les parle–
ments : « le régime des assassinats isolés ».
Je vais essayer de vous donner le plus brièvement possible et seule–
ment par têtes de chapitre, u n aperçu de ce qu'est ce régime des assas–
sinats isolés.
L'Arménien, en terre turque, n'a pas, bien entendu, le droit de porter
des armes; et par armes o n entend non-seulement u n fusil o u u n sabre,
mais encore u n couteau de cuisine trop l o n g , o u u n bâton assez fort
pour écarter les chiens et les serviteurs d u S u l t a n . L'Arménien, en pays
turc, n'a pas n o n plus le droit de c i r c u l e r ; et vous entendez bien qu'il
ne s'agit pas seulement d u droit de circuler
à
l'étranger, d'aller de T u r –
quie en E u r o p e , n o n ; interdiction de circuler de province
à
provmce, de
ville à ville, de village
à
village, et vous allez voir
à
q u o i cela aboutit.
Une partie de la population arménienne, la plus grande partie, est
une population agricole. Dans certains vilayets,
à
des dates déterminées,
on organise la f am i n e ; o n accapare les blés; l'hiver venu les routes sont
impraticables, et le paysan arménien doit mo u r i r là même où il a p l u
à
son maître d'assigner une place à son cadavre.
C e u x des Arméniens q u i ne sont point des agriculteurs, sont, p o u r l a
plupart, de petits artisans, des gens de petits métiers. Beaucoup d'entre
eux ont la c o u t ume d'émigrer vers les villes; ils sont u n peu c omm e
nos maçons L i mo u s i n s q u i viennent travailler à Paris pendant l'été et
q u i , l'hiver, rentrent chez eux. Il en est de même pour les Arméniens soit
que leur émigration soit temporaire, soit qu'elle dure quelques années.
V o u s comprenez que si o n interdit à ces gens de circuler, o n leur interdit
de vivre, on les c o n d amn e à mort d'une autre façon.
Après l'interdiction de circuler, i l y a, c omme mo y e n d'extermi–
nation, la perception des impôts, le fisc. Il est toujours très difficile au
contribuable de résister si peu que ce soit au gouvernement. Mais en
T u r q u i e c'est infiniment plus difficile qu'ailleurs. V o i c i c omme n t se
pratique la perception des impôts.
U n e quinzaine d ' i nd i v i d u s à cheval, bien armés, s'installent dans u n
village arménien, où personne n'a d'armes, où personne ne peut se
défendre. Ils s'installent chez l'habitant, et ils perçoivent l'impôt; i l y a
des colonels de cavalerie hamidié, — c'est une cavalerie régulière q u i
porte le n o m d u S u l t a n et mérite de le porter, — q u i sont fermiers des
i mp ô t s ; ils s'installent chez le paysan, et nous avons n o n pas une mais
cinquante correspondances diplomatiques q u i nous disent ce q u i se
passe. Les h omme s sont battus, torturés, on leur barbouille la figure
d'excréments, les femmes, les enfants, on les viole. Les paysans alors
paient l'impôt, un e fois, deux fois, trois fois, parce que, après le fisc
officiel viennent les brigands n o n patentés. L'Arménien, tant bien que
ma l paie deux fois, trois fois, quatre fois l'impôt. Mais il n'est pas
quitte. I l a encore affaire avec deux organisations q u i , en tous pays sont
des puissances redoutables : i l a affaire avec la police et avec la justice.
L a police vous pouvez imaginer par ce qu'elle est dans les pays civi–
lisés, ce qu'elle peut être dans le pays d ' A b d u l - H a m i d .
(
Approbation.)
Cela consiste surtout à faire des perquisitions pour chercher des armes
et des révolutionnaires chez dés gens q u i n'ont jamais eu d'armes et q u i
n'ont jamais caché des révolutionnaires. E n réalité cela sert à se faire
donner u n pourboire, u n b a k c h i c h , par l'habitant et si l'habitant est
u n peu récalcitrant, s'il ne donne pas le b a k c h i c h assez vite, i l y a des
moyens, q u i ne sont pas prévus par le Code... L a T u r q u i e a à peu
près le même Code pénal et le même Code civil que celui de la France
et des pays dits civilisés; il y a donc des moyens qu i ne sont pas
prévus par le Code, c omme la torture que l'on pratique ; et quel genre
de torture! Jaurès en a p u rappeler u n cas à la C h amb r e , mo n t r a n t
c omme n t on obtient des aveux. O n prend l ' h omme , on lui fait u n petit
trou dans le crâne, et on applique là-dessus une coquille de noix pleine
de poux vivants ; puis, q u a n d le malheureux se trouve ma l on le récon–
forte avec u n peu d'alcool, afin qu'il ait la force d'avouer. Cela a l'air
d'une chose épouvantable mais imaginaire. Jaurès l'a cité à la C h amb r e
d'après le Livre B l e u , et le ministre d'alors, q u i s'appelait quelque
chose c omme Gabriel Ha n o t a u x
(
rires et applaudissements)...
n'a pas
rétorqué l ' a r g ume n t ; i l l'a tenu pour authentique et valable.
E n ce mome n t même u n grand procès se prépare à K h a r p o u t ; o n a
inventé une conspiration ; le chef comptable, le colonel et u n vague
gouverneur se sont dit u n jour qu'il fallait faire chanter les Arméniens,
et leui extorquer u n peu d'argent. O n a arrêté deux pauvres diables;
o n a trouvé, o u m i s chez eux, quatre vieux fusils. E n réalité, c'étaient
des gens q u i s'occupaient de faire émigrer les Arméniens. Immédiate–
ment grande conspiration. Après ces deux-là on en a arrêté cinquante-
huit autres. Cela fait soixante. O nme t les soixante en prison, sur les–
quels on en garde trente-six seulement, auxquels on fait avouer des
crimes imaginaires par le moyen de la torture.
Ces ma l h e u r e u x on t demandé à mo n t r e r les cicatrices de leurs bles–
sures à des médecins. « Parfaitement, leur a-t-on répondu ; nous s omme s
u n gouvernement civilisé et libéral; nous vous montrerons aux méde–
cins ». Mais on ne les a montré aux médecins que près de trois mo i s
après, quand les cicatrices étaient effacées. Cela est enregistré dans des
documents diplomatiques par les consuls d'Angleterre et d'Amérique.
Après cela, o n a p u continuer l'enquête loyale et libre et le substitut,
après trois heures d'examen p o u r les trente-six dossiers, a jugé que ces
h omme s étaient coupables d u crime de lèse majesté ; on les a renvoyés
devant les t r i b u n a u x ; ils seront très certainement condamnés
à
mo r t et
très probablement pendus, si vous ne nous aidez pas à les sauver...
Fonds A.R.A.M