homme d'Etat qui, à lui tout seul s'est élevé contre la politique d'un
ministère tout puissant, et, quand il était déjà septuagénaire, dans son
admirable campagne du Midlothian, a arrêté son pays sur une pente
dangereuse et l'a converti à une politique plus conforme à la raison et à
la justice, qu'un tel pays jouit d'un privilège considérable. Mais, enfin,
Gladstone n'est plus. Nous avons vu dans une de ces grandes réunions
convoquées à Saint-James-Hall, où s'étaient rendus les représentants de
tous les partis, de toutes les sectes, de toutes les classes, le président de
ce meeting, l'évêque anglican de Worcester, s'écrier éloquemment : A h !
si pour une demi-heure Gladstone pouvait revivre! Et ce meeting même
montrait après tout qu'on peut faire son devoir et obtenir de grands, de
prompts résultats, même quand Gladstone n'est plus là.
On a vu se tenir ainsi d'un bout à l'autre du Royaume-Uni, près de
deux cents meetings en deux mois. On a agité l'opinion tout entière
sans distinction de parti. De grands journaux, avec lesquels il faut bien
le dire, nous ne sommes pas toujours, pas même fréquemment, en
sympathie d'opinions, comme le
Times
par exemple, ont pris à cœur
de faire leur devoir et d'insérer une série de correspondances tout à fait
instructives, décisives même sur les événements de Macédoine et de
Bulgarie. Le
Daily News
renouvelant ce qu'il avait déjà fait en
1876,
envoyait un commissaire spécial en Bulgarie et en Macédoine et réveillait
par ses correspondances les ardeurs assoupies de l'opinion anglaise.
Enfin un homme, que nous avons l'honneur de posséder aujourd'hui
au milieu de nous, M . Evans, qui n'est pas seulement un archéologue
éminent, qui ne se contente pas d'arracher au sol le passé, et de mettre
au jour, de faire revivre en Crète, à Knossos, dans le palais de Minos,
une.civilisation antérieure et supérieure à celle de Mycènes et de Troie,
mais qui est l'homme du droit et de la liberté, et qui s'est toujours
occupé avec passion de ces causes pour lesquelles il a souffert l'empri–
sonnement en Turquie, M . Evans a publié dans le
Times
un réquisi–
toire accablant contre la politique hamidienne. Lord Lansdowne est
ministre d'un pays libre, et qui a les mœurs de la liberté. Encore qu'il
ait à côté de lui en la personne du premier ministre un éternel' amateur
qui se livre à des sophismes élégants, qui'sacrifierait à un paradoxe
ingénieux la vie de malheureuses créatures humaines, encore que
M . Balfour ait écrit à l'archevêque de Cantorbéry une lettre suprême–
ment dangereuse, espèce de semi-plaidoyer pour le Sultan. M . Lans–
downe n'a pas hésité à rédiger sa dépêche du
25
septembre; il a repris et
a développé les réserves faites par lui en février dernier; il a déclaré que
l'Angleterre ne pouvait considérer le programme de l'Autriche et de la
Russie comme suffisant; il a prononcé, bien timidement encore, mais
enfin il a prononcé le mot décisif de contrôle.
Nous sommes rassemblés ici aujourd'hui pour apporter notre appui
à l'œuvre entreprise en Angleterre pour commencer une campagne
afin d'obtenir que l'opinion française se prononce irrévocablement à
son tour sur ces deux points : le contrôle et la nomination d'un gouver–
neur soustrait à Abdul-Hamid. En vérité, nous demandons là peu de
chose; je suis presque effrayé de notre modération, nous ne demandons
pas même l'application intégrale de ce traité de Berlin, dans ses articles
23
et
61,
qui est, après tout, la chartre de l'empire ottoman, l'unique
fondement juridique du
statu quo
en Orient; nous nous contentons
modestement de ces deux points; et nous répondons par là même suffi–
samment aux attaques de mauvaise foi que l'on dirige contre nous.
Il y a des gens qui prétendent qu'en faisant ce que nous faisons,
nous servons la politique proprement moscovite en Orient. Singulière
erreur; et ce sont vraiment des gens endormis depuis
25
ans, qui n'ont
pas vu ce qui s'est passé depuis lors : que la Russie, au moment du
traité de San Stefano, voulait créer une grande Bulgarie, mais que,
depuis qu'elle a vu que la Bulgarie n'entendait pas être à sa disposition,
entrer dans sa clientèle, servir ses fins, elle a changé son fusil d'épaule,
et depuis lors la Bulgarie n'a pas eu de pire ennemi, ce qui vous explique
qu'à l'heure actuelle la Macédoine n'ait pas d'ami plus tiède.
D'autre part, est-ce que nous visons le démembrement de l'Empire
ottoman ? L'intégrité de l'Empire ottoman, ce n'est pas pour nous un
dogme, pas plus que l'intégrité d'aucun autre empire ici-bas...
(
appro–
bation)
mais précisément, partisans de l'intégrité de l'empire ottoman,
nous le sommes en ce moment, parce que nous croyons bien qu'on
n'obtiendra cette intégrité qu'en en faisant faire les frais par l'indépen–
dance du Grand-Turc, sans rien livrer — sol ou peuple — à une puis–
sance étrangère, sans permettre à des convoitises du dehors de s'empa–
rer de la Macédoine. Nous voulons simplement qu'on assure à ces
malheureuses populations les garanties élémentaires sans lesquelles il
est impossible de vivre, et ce, en dehors desquelles la vieille société
n'est qu'un brigandage, et le gouvernement qu'un chef de voleurs.
Et nous trouvons qu'il est véritablement bien étrange que la diplo–
matie occidentale, à l'heure actuelle, ait confié le mandat de la repré–
senter à qui? Au x deux seules puissances qui peuvent être soupçonnées
d'avoir des convoitises particulières sur ces régions : la Russie et l'Au–
triche, dont l'une n'a jamais cessé de songer à ce fameux chemin de
Salonique, et dont l'autre a des aspirations séculaires vers la Méditer–
ranée.
Tout à l'heure, je vous lisais la lettre de M . Bréal ; vous avez été
frappés de ce qu'il y avait d'étrange et de scandaleux dans l'attitude
actuelle de la Grèce. En effet, on a essayé de faire croire que ceux qui
luttent pour obtenir pour toutes, les populations de la Macédoine,,
depuis les Osmanlis jusqu'aux Albanais, les garanties élémentaires de la
vie étaient purement et simplement des bulgarophiles et que nous vou–
lons établir la prépondérance de je ne sais quel élément sur les autres
races qui se partagent le sol de la Macédoine.
11
n'en est rien, et si convaincu que je sois que l'élément bulgare est
en majorité et grande majorité en Macédoine, ce que je veux, ce que
nous voulons, c'est un état de choses également juste pour toutes les.
races qui se partagent ce pays. Et nous avons le droit de nous tourner
vers la Grèce et de lui dire : Quelle étrange, quelle lamentable conduite!.
Vous, les héritiers d'un grand passé, comment oubliez-vous que ce
n'est pas seulement aux sympathies européennes, mais à la révolte et à
la révolution que vous devez votre indépendance que les plus sublimes
héros des luttes de votre indépendance nationale n'étaient aux yeux des
hommes d'ordre et de conservation, que des brigands comme ceux que
vous gratifiez de ce nom en Macédoine.
(
Vive approbation.)
Notre programme est donc singulièrement modeste ; notre pro–
gramme est donc singulièrement pratique. Ce que nous vous deman–
dons aujourd'hui, ce que des hommes éminents venus des divers pays
de l'Europe libérale sont venus demander avec nous, c'est purement et
simplement d'obtenir des trois grandes puissances libérales de l'Occident,
des trois grandes démocraties qui se gouvernent elles-mêmes, et qui
peuvent, quand elles s'entendent servir efficacement la cause du pro–
grès, qu'elles veuillent bien, par une action commune, demander la-
nomination d'un gouverneur autonome et l'établissement du contrôle.
Et si on vient nous dire : faites attention, vous êtes des hommes de
paix, et pourtant vous prêchez la guerre; vous allez nous mettre en
face d'un conflit dangereux... On sait bien qu'il n'en est rien. Je ne
parlerai pas des précédents; je ne me demanderai pas comment il se fait
que l'on éprouve des scrupules si grands quand il s'agit d'une manifes–
tation de ce genre pour le droit et l'humanité, alors que l'on ne les
ressentait pas quand il s'agissait de braquer des canons sur un port
turc, afin d'obtenir le paiement de je ne sais quelles créances levantines
plus ou moins véreuses.
(
Applaudissements).
Mais cette réponse ne me suffit pas. Quant à moi je suis intimement
convaincu que nous ne bravons pas la guerre ; que, sans doute, le
Sultan ne cédera qu'à la menace, mais qu'il cédera à la première menace.
Des précédents sont là pour le montrer; ses intérêts sont là qui le l u i
commandent; sa loi religieuse aussi est là qui le lui commande.
Si vous craignez maintenant la guerre, il n'y a qu'un
l'éviter : c'est de ne pas se laisser se prolonger et se perpétuer ce que
j'appellerai cet état d'encombrante inaction de l'Autriche et de la Russie;
c'est au contraire de poser directement et efficacement à Constantinople
les questions que je viens de poser devant vous. Si nous ne le faisons
pas, nous courons un risque plus grand encore que celui de déchaîner
la guerre. Elle serait sans doute inévitable parce que, ne l'oublions pas,
la Bulgarie ne peut éternellement supporter les frais de l'entretien des
réfugiés; la Bulgarie ne peut, sans trahir sa destinée et se suicider elle-
même, laisser noyer dans le sang les revendications de ses frères de race
de l'autre côté de la frontière. Et d'ailleurs est-ce que la Turquie elle-
même ne s'imagine pas qu'elle peut avoir un intérêt a engager cette
lutte inégale avec la petite principauté ? Est-ce que nous n'avons pas
vu des empiétements, des usurpations, des violations de frontières répé–
tées de ce côté ? Donc, si les choses demeurent en l'état, la guerre est
probable, plus que cela : certaine. Mais il y a quelque chose de plus.
Nous avons assisté dans ces dix dernières années à une effroyable
banqueroute morale : la banqueroute de la diplomatie européenne au
moment des massacres arméniens. Ce ne sont pas là des défaillances
seulement politiques ; elles sont morales, et elles se paient tôt ou tard.
Nous avons commencé à payer la faillite de la conscience européenne
Fonds A.R.A.M