Il y a huit mois, quand nous vous rassemblions, la situation était de
celles qui offensent l'humanité et qui préoccupent aussi les esprits poli–
tiques. Il se trouvait toute une région de l'empire turc qui, après avoir
souffert pendant des siècles sous le régime de l'oppression et de la con–
quête ottomane se trouvait à la veille de succomber sous le régime harni–
dien. Les Macédoniens avaient conçu de grandes espérances au moment
du traité de San-Stefano, et on leur avait conféré au Congrès de Berlin
des commencements ou des semblants de droits. Depuis lors ils avaient
assisté, non pas seulement à la ruine de ces espérances, à la destruction
de ces droits, mais encore, on peut le dire, à l'assassinat méthodique de
toute la population; et les progrès mêmes, les progrès matériels et
moraux qu'ils avaient accompli héroïquement en face de leurs oppres–
seurs avaient en quelque sorte surexcité, exalté la haine de leur tyran.
Abdul-Hamid avait lâché ses Arnautes en Macédoine comme jadis ses
Kurdes en Arménie.
A ce moment la diplomatie avait dû faire semblant de sortir de son
inertie; nous avions vue la Russie,et l'Autriche revendiquer une sorte
de droit à agir — ou à ne rien faire — comme mandataires de l'Europe
tout entière. Dès ce moment nous avions protesté contre ce qui nous
semblait une abdication des puissances occidentales; nous avions
déclaré qu'il ne nous semblait pas que les intérêts de la Russie et de
l'Autriche fussent identiques avec i'intérêt des populations indigènes,
.
avec l'intérêt de l'Europe; nous avions osé prédire que ce n'était pas
tant la priorité de l'action que revendiquaient la Russie et l'Autriche,
que le privilège et le monopole de l'inaction; nous avions critiqué aussi
le plan de réformes que l'on nous présentait, en déclarant que tout cela
de même que tant de constitutions admirables mort-nées en Turquie, et
.
dont les débris jonchent le sol, ne valait pas le papier sur lequel cela
était écrit; qu'il n'y avait que deux points essentiels, deux points sans
lesquels rien ne se ferait, avec lesquels, au contraire, tout serait gagné :
la nomination d'un gouverneur soustrait à l'autorité de Yildiz Kiosk et
l'institution d'un contrôle européen effectif.
Ce que nous avions dit à ce moment, les prophéties auxquelles nous
avions cru pouvoir nous livrer, elles n'ont été que trop confirmées par
ce qui s'est passé depuis lors. Je ne vous retracerai pas la terrible histoire
de ces événements; l'insurrection, elle n'a pas seulement persisté, elle a
redoublé; elle s'est étendue, elle a doublé de force après la moisson. La
répression est devenue plus furieuse que jamais. Dans les vilayets de
Kossovo, de Monastir et d'Andrinople, dans toute la région montagneuse
qui sert de frontière à la principauté de Bulgarie, ce sont des centaines
de villages détruits, incendiés, des femmes, des vieillards, des enfants
qui ont été massacrés en masse, torturés, violés, des réfugiés qui ont été
pourchassés et traqués.
La Porte a osé niera certains moments; à d'autres elle a prétendu
qu'il s'agissait simplement de quelques excès individuels de cercains
soudards indisciplinés; elle a même eu l'audace d'attirer l'attention sur
la façon dont elle aurait tenté d'appliquer ses prétendues réformes, et
de nous parler de la bonne volonté de son inspecteur Hussein Themy :
elle a essayé de détourner le courant des sympathies européennes en
accusant les insurgés de commettre tous les excès. En vérité, je dois le
dire, la seule chose qui m'étonne, quant à moi, c'est que, après une
oppression séculaire de ce genre, en présence des atrocités auxquelles
nous assistons, les représailles ne soient pas plus générales et plus
fortes.
Depuis ce moment, on peut le dire, le pandémonium a été déchaîné
en Macédoine; la Russie et l'Autriche qui, pendant des mois entiers,
avaient feint de se contenter de leur prétendu programme de février,
ont dû reconnaître que la situation était dangereuse, et qu'il fallait
aviser. Nous avons vu alors les empereurs et les ministres se rencontrer
à Murzteg, en Styrie. Il y a eu de grandes chasses ; il y a de grands
dîners, et on dit même qu'il y a eu dans l'intervalle de ces fonctions
de cour, quelques entretiens portant sur la question macédonienne.
Mais ces empereurs et ces ministres ont persisté à déclarer qu'ils étaient
très satisfaits de ce qu'ils avaient fait; qu'en somme ils avaient mis ia
question en bonne voie, et qu'il s'agissait purement et simplement de
légères modifications, de quelques petites retouches de détail.
Au moment même où ils tenaient ce langage, ils continuaient d'adresser
des menaces constantes à la Bulgarie et ils prétendaient aussi s'entre–
tenir avec le Sultan et lui donner de sévères admonestations, des con–
seils utiles. On a annoncé, dans la presse officieuse, que des instruc–
tions nouvelles avaient été données aux ambassadeurs d'Autriche et de
Russie à Constantinople, qui allaient se présenter au Sultan et lui
signifier une sorte d'ultimatum.
Les jours se sont passés; les semaines se sont écoulées, et ce n'est
qu'il y a deux jours que cette entrevue a eu lieu, et rien ne nous indique
jusqu'ici que la conversation ait eu lieu ou, si elle l'a été, qu'elle doive
porter des fruits dans les termes annoncés.
Comme à ce moment même l'Angleterre avait manifesté le désir de
voir corser et renforcer un peu le programme de l'action austro-russe,
on a eu le front de lui répondre qu'on était parfaitement d'accord avec
elle, qu'il ne s'agissait tout au plus que de nuances, et en avoir assez
fait en balbutiant dans les coins ce mot de contrôle qu'il faudrait pro–
noncer sur un ton impérieux et dont il faudrait obtenir la réalisation
immédiate. Nous nous demandons à l'heure actuelle, en présence de
cette longue comédie, si toutes ces tergiversations, ces atermoiements
ne font pas partie d'un plan arrêté, si on n'attend pas une fois de plus
l'hiver comme une délivrance. On se promet que l'hiver verra les bandes
se disperser et la paix, la paix du Sultan, reparaître en Macédoine. C'est
un calcul misérable et c'est un calcul complètement faux. L'expérience
nous montre qu'au cours de l'année
1902
les bandes ne se sont pas
toutes dispersées en hiver; quelques-unes ont continué : plusieurs ne
désarmeront pas en
1903.
Et, d'autre part, c'est précisément pendant
cette espèce de trêve du désespoir, quand la bataille avait cessé que se
sont produits les plus grands, les plus terribles attentats contre l'huma–
nité. C'est à ce moment qu'ont commencé les visites domiciliaires,
sous prétexte de recherches d'armes, c'est-à-dire le viol, l'assassinat
systématique.
La question pour l'Europe c'est de savoir si elle veut rester la com–
plice tacite de ces grands crimes. J'essaierai de vous montrer tout à
l'heure que la diplomatie,elle-même, à l'heure actuelle, reconnaît qu'il
dépend d'un accord qui s'établirait sur des points spéciaux entre la
France, l'Angleterre et l'Italie, de conjurer ces maux et de mettre un
terme à ce scandale. Cet accord i l est possible, il est donc nécessaire.
Il s'est produit, en effet, depuis quelque temps un fait nouveau que
nous n'avons pas seulement le droit d'enregistrer et de saluer avec joie,
mais dont nous avons le droit de tirer parti. Nous avons vu la France
et l'Angleterre reconnaître que, sans doute, sur tous les points du globe
où elles se trouvent en contact, elles peuvent avoir des intérêts différents
à certains moments, que, par conséquent, il peut surgir entre elles des
litiges, voire des conflits, mais qu'il n'y a nulle part de raison pour se
laisser entraîner jusqu'à la rupture ; l'expérience leur a appris que chaque
fois qu'il existe entre la France et l'Angleterre une brouille durable, une
éclipse prolongée de leur entente cordiale, ce n'est pas seulement au
détriment de leurs intérêts, mais c'est pour le plus grand dommage de
l'humanité et de la civilisation.
(
Approbation.)
Nous avions assisté, je dirai avec scandale autant qu'avec mépris
pendant un certain temps, au spectacle que nous donnait par exemple
le parti nationaliste, quand il réprouvait, quand" il attaquait avec une
amertume 'singulière, chez les Anglais, ce qu'il approuvait chez nous,
ce dont il demande l'accomplissement perpétuel chez nous.
A l'heure actuelle, les peuples ont parlé; ils ont déclaré qu'ils enten–
daient que ce rapprochement se produisît ; nous avons vu se produire
en conséquence un certain nombre de manifestations officielles qui
n'ont fait qu'enregistrer et accentuer ce rapprochement.
En même temps, l'Italie et la France découvraient qu'on avait ex–
ploité contre elles-mêmes leurs passions, qu'on avait essayé de créer entre
elles des animosités artificielles, et que c'était dans des vues égoïstes et
contraires à leurs intérêts primordiaux. Elles sont faites pour s'entendre,
pour marcher la main dans la main ; elles l'ont reconnu ; à l'heure
actuelle, les deux peuples n'admettraient plus le retour offensif de la
politique crispinienne.
Ces événements ont profondément modifié l'état diplomatique de
l'Europe ; sans détruire les combinaisons existantes, elles leur ont
enlevé leur rigidité et leur étroitesse ; elles nous ont donné de l'air au
sein de la Triplice comme de la Dupliçe; il dépend de nous aujourd'hui
que cet accord franco-anglo-italien produise ses premiers fruits que ce
soit sur le terrain de la question de Macédoine et que cette nouvelle
entente démocratique des peuples d'Occident s'affirme par des bienfaits
comme une institution de progrès et l'esquisse de la grande fédération
internationale de demain.
Je dirai que l'Angleterre, à ce propos, nous a offert un exemple bien
utile. Je sais bien que les Anglais ont fait depuis longtemps l'apprentis–
sage de la liberté; je sais bien qu'un peuple qui a eu un Gladstone, cet
Fonds A.R.A.M