charrue avant les bœufs : il faut supprimer le régime harnidien et réfor–
mer et contrôler le régime turc. Supprimer le régime harnidien : nous en
avons une expérience assez longue, puisque, après tout, ce régime n'est
que le renouveau de ce qui s'est passé en
1825
à Samos, en
1860
en
Syrie, en
1898
en Crète, et nous voyons par l'exemple de ces précédents
que pour supprimer le régime harnidien, il faut évidemment installer
dans la province turque un gouverneur qui restera turc, qui maintiendra
l'intégrité de l'empire ottoman, qui dépendra de la Porte, mais sera com–
plètement indépendant du Palais du Sultan ; ce sera donc un gouverneur
responsable, dépendant de la Porte, mais responsable devant les puis–
sances.
Je crois qu'en cela, la diplomatie anglaise aura rendu à la cause
levantine un service signalé, en montrant bien cette première nécessité
d'installer un gouverneur, puis de faire les réformes.
(
Vifs
applau–
dissements).
Je vous avoue qu'au sujet du gouverneur, j'ai quelques idées très
particulières. Je crois que l'exemple de la Crète nous montre encore que,
chrétien ou musulman, tout gouverneur qui sera ottoman, de nationa–
lité ne pourra'jamais résister longtemps aux intrigues, aux perfidies, aux
séductions d'Ab-dul-Hamid, et que dans ces conditions-là, nommer un
gouverneur de nationalité ottomane, c'est ne rien faire.'Je crois donc
qu'un gouverneur responsable veut dire avant tout un gouverneur euro–
péen. Prenez ce gouverneur comme vous l'entendrez, installez-le, puis,
quand vous aurez fait la nomination de ce gouverneur, commencez les
réformes. Il est évident que la première de ces réformes doit être une
réforme économique. Si vous ne donnez pas à ces populations le moyen
de vivre, il est inutile de leur donner le droit de vivre. Commencez
donc par réunir un certain nombre de fonds. Que les puissances euro–
péennes prêtent à l'Arménie, comme elles l'ont fait pour la Crête. Ce
jour-là, je suis persuadé que la paix renaîtra dans l'empire turc èt que
nous aurons le droit de penser avoir travaillé utilement au salut de la
Turquie, à la paix de l'Europe et pour le bien de l'humanité.
Voilà, messieurs, l'esprit et la teneur de la conférence de Lyon. On
vous a lu tout à l'heure l'ordre du jour; il résume exactement notre
conférence.
Je dois vous dire que le Comité de Lyon a désiré prendre la plus
grande part possible à votre réunion. 11 a donc délégué M . le professeur
Courmont, de la Faculté de médecine. M . le professeur Courmont vous
dira que nous pouvons compter entièrement sur le public lyonnais. Au
moment des affairée arméniennes, nous avons trouvé beaucoup de
bonnes volontés et d'argent, c'est peut-être la première ville de France
où nous ayons pu parler librement devant un public de fonctionnaires,
dans une salle officielle, malgré le préfet. Vous pouvez être certains
qu'étant donnée maintenant la situation nouvelle, ayant les fonction–
naires avec nous, nous parlerons davantage encore et nous arriverons à
un résultat plus satisfaisant.
(
Vifs
applaudissements).
M . COURMONT.
—
Deux mots seulement : j'arrive de Lyon avec notre
ami Bérard. Je veux vous dire le très grand succès qu'il a eu hier soir à
Lyon. Cette conférence a parfaitement réussi : non seulement par le
nombre des assistants, mais par la façon dont elle avait, été préparée et
dont elle a été faite. La plupart, pour ne pas dire toutes les organisations
républicaines de Lyon, avaient envoyé à leurs adhérents des cartes spé–
ciales, avaient fait mettre des notes dans les journaux, et l'opinion est
véritablement remuée! M . Bérard, par le grand succès qu'il a obtenu, a
fait grandement avancer la cause que nous défendons.
En second lieu, je vous apporte les excuses de M . Augagneur, maire
de Lyon, dont tout le monde connaît la grande autorité, de M . le doyen
Lortet, qui a passé seize hivers en Orient, qui aurait bien voulu venir.
Ne l'ayant pas pu, il m'a chargé de vous dire que certainement tous les
esprits libéraux du sud-est marcheraient avec nous pour nous seconder.
(
Applaudissements).
M. DE PRESSENSÉ.
—
Je voudrais simplement résumer rapidement, au
point de vue pratique, ce que nous avons entendu, et en particulier ce
qui a été dit par nos collègues anglais : nous avons été tous frappés de
ce que, en exposant ce qu'ils ont tenté et obtenu, ils ont insisté sur ce
point qu'à l'heure actuelle tout dépendait de l'entente de la France et de
l'Angleterre. Par conséquent, c'est sur nous que repose, à l'heure
actuelle la responsabilité du succès de nos efforts.
Ce que notre ami Bérard vient de nous raconter au sujet de Lyon
nous indique que ce que nous voulons organiser, une campagne de
réunions, trouve un terrain tout préparé et nous pourrons remporter des
succès considérables:
Nous n'avons pas.la prétention évidemment de faire des campagnes
comme il en a été organisé en Angleterre ; nous ne ferons pas la cam–
pagne du Midlothian pour beaucoup de raisons : d'abord, parce que
nous n'avons pas de Gladstone; mais si nous en avions un, nous
aurions encore la difficulté très particulière que présente la situation sur
laquelle il ne faut pas se faire d'illusion, difficulté diplomatique très spé–
ciale, qui tient à l'entente, à l'alliance franco-russe.
Nous savons tous que depuis le Congrès de Berlin, il s'est produit une
révolution dans la diplomatie russe, que la Russie, qui à ce moment-là
avait visé à la constitution de la grande Bulgarie par le traité de San
Stefano, qui avait été écartée par l'intervention de l'Angleterre, a changé
son fusil d'épaule, en même temps que l'Angleterre changeait le sien.
Par conséquent, ce qui inspire la diplomatie de Saint-Pétersbourg, ce
n'est pas le désir de faire aboutir les réformes en Macédoine, mais tout
au contraire le désir de laisser mijoter la chaudière jusqu'à ce que
l'heure propice soit venue.
(
Rires).
Eh bien, pour la France, évidemment, cela crée des difficultés parti–
culières; nous trouvons des résistances, nous l'avons constaté au Parle–
ment quand nous avons eu devant nous un ministre qui n'est pas le
ministre dont on parlait, qui n'a pas le passé du ministre qui avait
l'honneur de diriger les affaires françaises pendant les massacres armé–
niens, mais qui n'en est pas moins hypnotisé dans une certaine mesure
par l'idée de l'alliance franco-russe et de ce qu'elle nous impose.
Par conséquent, nous n'avons pas à nous faire d'illusions, nous
aurons un morceau assez dur à enlever, mais je crois que l'opinion
publique est mûre en France pour cela; elle est mûre, d'autre part, pour
comprendre la gravité suprême de ce qui se passe en Orient, pour ne pas
vouloir ne nouveau supporter la responsabilité d'une banqueroute
morale comme celle des affaires arméniennes, et enfin, ce qui s'est passé
depuis quelques mois, la détente, les rapprochements qui ont en quelque
sorte donné de l'air à l'alliance franco-russe ont disposé l'esprit public
à accepter des interventions que peut-être il n'aurait pas acceptées il y
quelques mois.
Donc, cela dépend, à l'heure actuelle de nous. Je répète la question
que je posais au commencement de cette séance : croit-on qu'il soit
possible à cet effet d'organiser un Comité d'action commune ? Pour
moi, je ne le crois pas ; je crois que tout en marchant ensemble, en
nous tendant la main, en tâchant de faire la même chose à la même
heure, nous avons intérêt à conserver nos organisations spécifiquement
nationales. Nous avons à.obtenir un rapprochement; c'est surtout dans
nos Parlements, après avoir agi dans le public, que nous devons nous
proposer de faire œuvre utile, et nous ne gagnons pas que ce soit en
prenant une forme internationale.
D'un autre côté, il me semble résulter de ce qui a été dit que, soit
dans l'intérêt de notre action politique, qui à mes yeux est l'action prin–
cipale, soit dans l'intérêt de l'action philanthropique et humanitaire,
mais aussi indispensable à l'heure actuelle, il faut une division, une
séparation, un dualisme entre les deux organisations : un Comité, comme
on l'a fait à Lyon, de dames, avec peut-être mélange du sexe fort, du
sexe laid, pour les choses humanitaires, et notre Comité à nous, spécifi–
quement politique, s'efforçant de créer une agitation afin d'obtenir que,
sur ces deux points essentiels : l'autonomie du gouverneur, son indé–
pendance, et le "contrôle européen, la France s'unisse à l'Angleterre.
J'ose croire que, dans ces conditions-là, pendant le cours de cet hiver,
nous obtiendrons des résultats.
S'il n'en était pas ainsi, si nous devions échouer une fois de plus, si
on devait prétendre qu'il est du devoir de l'Europe de laisser, non pas
seulement la priorité de mandat à la Russie et à l'Autriche, mais le
monopole de l'inertie en Orient, ce serait le moment de tenter une cam–
pagne plus importante et de faire appel, non seulement aux forces
nationales, mais aux forces des autres pays.
Pour l'instant, nous continuerons purement et simplement la cam–
pagne dont nos collègues anglais nous ont donné le modèle. Ils ont fait
deux cents réunions, nous à peine quelques-unes; je ne sais pas si nous
en ferons deux cents, mais le terrain est préparé pour que nous en
fassions beaucoup. C'est la méthode que nous devons adopter, et après
la grande manifestation de cet après-midi, dans laquelle le public pari–
sien verra — il n'est pas accoutumé à voir souvent des manifestations de
ce genre — sur la même estrade des représentants des diverses nations
libérales de l'Europe, il y aura un excellent point de départ et nous pou–
vons nous proposer de faire en France ce que vous avez fait en Angle–
terre.
(
Applaudissements.)
Fonds A.R.A.M