M . SEMENOFF.
—
Comme mon ami Mazzini, je n'ai pas de mandat
au nom duquel je pourrais parler. 11 y a même une différence entre nos
situations respectives en sa faveur, parce que je ne peux pas parler de
l'opinion publique, en Russie, en faveur de la cause qui nous est chère,
celle de l'Arménie et de la Macédoine.
Vous savez qu'en Russie on ne peut pas organiser de réunions pu–
bliques en faveur des Arméniens ou des Macédoniens. Il y a bien une
presse, mais on ne peut pas toujours y dire ce qu'on pense, et sous ce
rapport, je dois dire que la presse russe se trouve peut-être la seule en
Europe à parler par l'intermédiaire de ses organes les plus influents,
plutôt contre que pour les Arméniens.
Je ne voudrais pas prononcer des paroles imprudentes, qui ne pour–
raient que nuire à notre cause, mais je dois indiquer des choses qui
sont utiles à connaître : En Russie, il y a eu, et il y a encore, même
actuellement, une assez forte campagne de presse contre les Arméniens,
—
quand je dis campagne de presse, je parle d'une campagne qui n'a
pas été censurée; on sait ce que cela veut dire, — et cette campagne a
abouti à des événements que vous connaissez tous : la main mise sur
des fortunes appartenant à la nation arménienne, sous forme d'admi–
nistration par le gouvernement des biens aliénés. Vous connaissez les
événements de Tiflis, de Choucha, de Nakitchevan ; je n'ai pas à
insister. Je les rappelle pour que vous compreniez que la Russie, dans
la question arménienne, ne peut pas se joindre à notre action. Vous
pouvez sous ce rapport, compter seulement sur des concours moraux
d'individualités, comme celles qui ont donné leur concours dès la
première heure.
Je crois que la principale action, du côté de la Russie, ne viendra
pas par l'opinion publique, ou par le peuple, mais par la diplomatie.
La diplomatie russe est très prudente; vous vous rappelez les hommes
d'État russes, disant, lors des massacres en Arménie, qu'il n'y avait pas
de question arménienne.
(
Rires.)
En ce qui concerne la Macédoine, la diplomatie russe n'est pas très
enthousiaste au point de vue des réformes, qui même hors du territoire
russe, sur la presqu'île balkanique, sont toujours un mauvais exemple.
(
Nouveaux rires.)
Mais il y a une question d'intérêts internationaux et
diplomatiques. Il est évident qu'on ne peut pas laisser l'Autriche pro–
fiter des troubles en Turquie pour agir seule. Il faut que la Russie inter–
vienne, et voilà la raison pour laquelle la diplomatie russe peut être
forcée d'agir dans le sens que nous désirons.
Mais, l'Autriche et la Russie pourraient agir seules, et c'est surtout
sous l'influence de l'opinion publique en Europe occidentale que ces
deux pays seront amenés à agir dans le sens que nous désirons. Il y a
donc un intérêt capital à agiter le plus possible l'opinion publique de
l'Occident.
On s'est suffisamment expliqué sur les moyens, mais il y en a un
que je voudrais souligner : vous savez que l'argent est le nerf de la
guerre, même des guerres humanitaires, et je ne vois pas pourquoi les
arménophiles et les Comités européens pour les réformes en Turquie ne
s'adresseraient pas d'une manière plus large à l'Europe, en faisant des
quêtes au profit des victimes ; non seulement des massacres, mais de
l'oppression turque en général. On l'a fait lors de la guerre au Trans-
vaal. Je demande pardon aux délégués anglais de citer cet exemple qui
peut ne pas leur être agréable.
(
Rires et protestation des
représentants
anglais.)
Mais il me semble qu'on pourrait s'en inspirer, bien qu'il y eut
une arrière-pensée diplomatique que n'a pas le mouvemeut dont nous
nous occupons. U y aura, me semble-t-il, à cette occasion, un mouve–
ment unanime de sympathie en faveur des opprimés; ce sera en même
temps un excellent moyen de propagande et un aide efficace.
J'appuie donc de toutes mes forces le moyen déjà employé en Angle–
terre, de faire des quêtes en Amérique et en Europe dans une large me–
sure, pour venir au secours de toutes les victimes de i'oppression en
Turquie.
(
Applaudissements.).
M . MEILLET.
—
Je voulais précisément dire ce que vient d'indiquer si
bien M . Semenoff : c'est qu'au point de vue arménien, nous ne pouvons
pas beaucoup compter sur la Russie. L'opinion publique dans ses
éléments dirigeants, en Russie, est assurément très mal disposée pour
les Arméniens à l'heure actuelle. Le Gouvernement fait une guerre abso–
lument constante, suivie, à tout ce qui représente un élément national
arménien. Dans la provice du Caucase, il existait une Société de publi–
cations arméniennes parfaitement innocente, qui n'était animée d'aucune
vue politique : elle a été dissoute. 11 y a quelques années, il existait des
bibliothèques qui n'achetaient pas exclusivement des livres arméniens :
elles ont été mises sous la main du Gouvernement et elles ont disparu.
Et, tout récemment, le Gouvernement a mis la main sur les biens de
l'église arménienne ; bien entendu, l'éducation qui était donnée n'avait
qu'un caractère religieux et n'avait aucun caractère anti-national ; ces
biens étaient consacrés pour une partie à suffire aux nécessités de l'église.
—
les églises ne reçoivent pas de subsides du Gouvernement, elles vivent
de leurs ressources — et ces biens suffisaientaux nécessités des couvents.
D'autre part, ce qui n'était pas consacré aux couvents était consacré
aux écoles religieuses. Or, le Gouvernement ne tolère plus en Russie
d'autres écoles arméniennes que celles qui peuvent se réclamer du titre
de séminaires ecclésiastiques ; les biens des religieux étaient consacrés,
je le répète, à soutenir ces écoles. Le Gouvernement a mis la main sur
ces biens et il l'a fait d'une manière extrêmement brutale. Je me suis
trouvé à Ach au moment même où l'ukase a été publié ; c'est par les
journaux que l'église arménienne a appris la mesure ; c'a été une sur–
prise pour tout le monde au couvent, c'est un télégramme de deux
lignes dans les journaux du Caucase qui nous a appris un soir la
nouvelle.
Dans ces conditions, vous voyez qu'il n'y a guère à espérer que les
Russes soutiennent dans une mesure quelconque ce qui pourrait être
fait en faveur des Arméniens. D'ailleurs, leur attitude vis-à-vis des Armé–
niens de Russie est un garant très certain de ce que pourrait être leur
attitude vis-à-vis des Arméniens d'ailleurs.
(
Applaudissements.)
M . BÉRARD.
—
Le Comité arménophile de Lyon, qui avait déjà fait
des réunions contre ia volonté des anciens ministres et de ministres
présents, a tenu hier sous la présidence de M . Augagneur, maire de
Lyon, une grande réunion publique, où on peut évaluer de
2
,5
oo ou
3,
ooo le nombre des personnes présentes. Dans cette réunion, M . Auga–
gneur a présenté le docteur Lortet, professeur à l'Université et m'a pré–
senté moi-même.
M . Lortet nous a exposé des choses très neuves, étant donné que
pour la première fois de sa vie il était libre de parler; il a pu rapporter
ses souvenirs de témoin oculaire des massacres de Payas. Je connais–
sais beaucoup de choses sur les massacres turcs, mais je vous avoue que
jamais au monde je n'avais entendu atrocités pareilles.
M . le docteur Lortet nous a fait le récit de ses relations avec des
ministres passés, comme M . Rambaud, ministre de l'Instruction
publique et Hanotaux, ministre des Affaires étrangères : on avait
défendu à M . Lortet, fonctionnaire français, doyen de la Faculté de
médecine, de prendre la parole devant une assemblée d'électeurs. Je n'ai
pas besoin de vous dire que les temps sont changés aujourd'hui, et la
présence même de M . Augagneur, maire de Lyon, nous assure que de
ce côté-là, nous pouvons être tout à fait rassurés.
Il y a à Lyon un Comité très bien organisé, qui a un but politique,
en même temps que le but économique que M M . les délégués d'Angle–
terre voulaient bien souligner tout à l'heure. On tâchera de fonder un
Comité de dames qui réunira des fonds pour l'Arménie et la Macédoine,
de façon à ce que ce Comité reste en dehors de toute politique possible
et qu'on ne puisse pas l'accuser de fomenter la révolte ou l'anarchie. Il
est entendu que les fonds réunis par ce Comité seront envoyés directe–
ment aux consuls de France en Arménie et en Macédoine et que sans
distinction de races, de nationalité ni de religion, le consul de France
distribuera cet argent français à tous-les malheureux possibles.
Quant au but politique, j'avais été chargé d'exposer la situation en
général, et j'ai fait hier ce que je compte faire cet après-midi : je tâcherai
d'exposer au public parisien, comme je l'ai fait au public lyonnais,
comment cette situation était en réalité commune à toute la Turquie,
comment c'étaient des causes générales qui dans toute la Turquie
créaient parmi toutes les populations un état d'esprit anarchiste ou révo–
lutionnaire qui n'est que la résistance naturelle d'êtres humains défen–
dant leurs biens et leur vie, défendant leurs biens contre le régime turc
et leur vie contre le régime hamidien.
(
Vive approbation.)
J'ai tâché d'exposer le régime turc, d'une part, et le régime hamidien,
de l'autre. Puis, j'ai indiqué quel était le remède que l'action austro-russe
prétendait offrir, comment les réformes — ou ce qu'elle appelle de ce
nom — même si elles réussissaient, n'arriveraient qu'à faire disparaître
les abus du régime turc, mais que le régime hamidien subsisterait tou–
jours et que c'était une dérision d'assurer des biens à des populations à
qui on n'assurerait pas la vie quotidienne.
(
Nouvelle
approbation.)
J'ai tâché de faire comprendre que les réformes n'étaient que la
seconde étape du problème oriental qui comporte deux étapes succes–
sives, qu'il faut prendre l'une après l'autre : il ne faut pas mettre la
Fonds A.R.A.M