si nous avions agi de notre propre initiative. Et
si les Arméniens n'avaient pas démontré que
c'était plutôt les soldats qui avaient été les
auteurs des faits, les Européens nous auraient
anéantis aujourd'hui. Or, si vous désirez que
nous agissions selon vos ordres, apportez-nous
,
un firman Impérial dans ce sens, que nous
autres, nous devons conserver pour le présenter
au besoin ; c'est alors seulement que nous pou–
vons nous unir à voir, dans l'œuvre de mas–
sacres. »
Certes, ces paroles n'appartiennent pas à tou–
tes les tribus, qui devant la douce idée des
pillages, perdent toute leur clairvoyance, ni sur–
tout aux Hamidiés qui sont les instruments
immédiats du Gouvernement.
L E T T R E D E M O U S H
/ 0-2
3
Juillet.
Une reste presque plus de soldats à Erzeroum.
Moush est cerné par des soldats et des ca–
nons. La population est dans la terreur. Per–
sonne ne peut sortir de la ville, et dès 6 heures
du soir tout le monde se renferme chez lui.
Le gouvernement nourrit le soupçon que les
Arméniens susciteront des troubles dans la
plaine de Moush.
Le bruit court que quelques villages ont été
ruinés dans la plaine, que la population s'est
réfugiée dans les montagnes, qu'il ne reste plus
de place dans les prisons qui sont remplies
d'Arméniens.
Les soldats turcs se sont emparés des cou–
vents de Sourp, Ohan et Arakélotz, aux envi–
rons de Sassoun; dans chaque couvent se
trouvent logés 6o à
70
soldats. On dit que les
consuls arriveront bientôt à Moush. Le gouver–
nement aurait exigé que quelques Arméniens
qui sont armés, abandonnent leurs armes et se
rendent; mais ces derniers n'y auraient point
consenti et se seraient réfugiés dans les mon–
tagnes.
La nouvelle parue dans les journaux, d'après
laquelle une rencontre aurait eu lieu à Khnouss,
doit être attribuée au fait suivant :
Il y quelque temps, un groupe d'émigrés,
malheureux et sans armes, natifs de Boulanik,
passent la frontière du Caucase pour rentrer
dans leur patrie. Chemin faisant, ils rencon–
trent des soldats qui les pillent et les massa–
crent ensuite comme révolutionnaires.
N'ajoutez pas foi aux dépèches et commu–
nications envoyées, en grande partie, par des
sources turques ou par des agences vendues au
gouvernement turc, sinon le massacre brutal
des malheureux émigrés, sans armes, dont je
vous ai ci-dessus parlé, sera toujours représenté
comme une résistance des milliers d'Arméniens
aux soldats impériaux.
Je dois vous communiquer, la colère dans
l'âme, que d'après le nouveau règlement, les
biens immeubles, et même les biens meubles
des Arméniens qui avaient émigré dans le cours
de ces dernières années, ont commencé à être
confisqués au profit du Trésor.
L E T T R E D E V A N
6-
ig juin
igo3.
Le ig mai, dans la matinée du lundi, les ha–
bitants s'en allaient tranquillement à leur ou-
v
rage; arrivés au bord du fleuve, ils voient en–
viron quarante hommes armés, et n'osant
avancer, ils rebroussent chemin ; ils demandent
anx Turcs qui étaient ces hommes. Les Turcs
répondent qu'un massacre aura lieu bientôt
dans les quartiers arméniens et ils leur disent
d'aller vite se réfugier chez eux ou de songer
aux moyens de salut. La population, épou–
vantée par cette nouvelle, quitte les maisons —
celles-ci étant contiguës aux maisons turques
et se réfugie dans l'école des protestants. Les
pleurs, les cris et les gémissements s'y font en–
tendre. Par l'entremise des consuls, on met le
vali au courant des faits; celui-ci, pour calmer
les esprits troublés déclare : « Allez vous
occuper de vos affaires, il n'arrivera rien du
tout, je vous en garantis ». Mais la population
ne vaqua pas du tout à ses occupations; le
bazar fut fermé toute la journée.
Cette année, au printemps, le bruit a couru
en secret parmi les Kurdes que le gouverne–
ment avait donné de nouveaux ordres pour
massacrer les Arméniens. Le gouvernement,
mécontent de voir ses plans secrets dévoilés
prématurément, fit arrêter pour la forme le
turc qui avait fait courir cette nouvelle et le
renvoya dans son pays. Mais il ne fut point
châtié celui qui avait été le véritable auteur de
tous ces troubles, le fameux Mehmed, d'une si
triste renommée, qui pendant les massacres de
1896,
avait été l'instigateur des- atrocités qui
fusilla successivement
67
Arméniens, entra
chez Séremdjian, tua les jeunes hommes, en–
leva les jeunes femmes, etc.
Maintenant le gouvernement ayant fait venir
les beys Kurdes suivants, leur donne des ins–
tructions secrètes ; ce sont Chériff bey de
Marzigh, Mehmed bey de Milan, Ibrahim bey
de Maghour, Salim bey de Samssigh, Kiamil
bey de Chami, Mehmed bey de Haïdaran, Emir
bey de Chidan, Hassan bey de Chéreffan.
Voyons quel orage va encore éclater!
Le gouvernement a fait un nouveau règle–
ment, d'après lequel un seul homme doit per–
cevoir les impôts qui seront payés en trois fois.
Malgré ce règlement, on vient percevoir les
impôts avec
80
à
90
soldats; ce sont des coups
et des bastonnades pour ceux qui ne peuvent
payer; on emporte tous les biens pour le
compte des impôts. Personne ne prête l'oreille
aux protestations des paysans.
NÉCROLOG I E
Bernard Lazare
Bernard Lazare est mort le
2
septembre
après une longue et cruelle maladie suppor–
tée par lui avec le calme héroïsme d'un
sage antique.
Presque dès son arrivée à Paris, i l s'était
acquis dans les lettres françaises une place
enviable : la richesse de sa langue et de son
imagination, l'éloquence ironique et pas–
sionnée de ses polémiques littéraires et so–
ciales avaient fait de lui l'un des chefs les
mieux écoutés d'une génération peu incline
au respect docile des gloires établies et des
principes non discutés.
On sait quelle part il prit à l'affaire
Dreyfus, dont i l fut l'initiateur, au temps
où un tel acte l'obligeait au sacrifice absolu
de toutes ses légitimes ambitions d'écrivain
et le désignait à la haine et à la calomnie.
Puis i l se donna à la défense des Juifs
d'Orient dont i l avait connu en des voyages
d'étude la détresse lamentable.
Mais ce n'était point l'homme d'une seule
idée et d'une seule cause et pendant toute
sa vie, il appliqua la règle de justice qu'il
avait formulée à un moment tragique : « Il
«
est des hommes pour qui la liberté et la
«
justice ne sont pas de vains mots. A eux
«
je vais parler. Ils n'ont pas le droit de se
«
contenter des théories générales et géné-
«
reuses, s'ils se refusent à les appliquer.
«
Il me semble que certains hommes doi-
«
vent causer plus d'horreur que l'égoïste :
«
ce sont ceux qui, préoccupés de l'huma-
«
nité dans son ensemble, se détournent
«
des infortunes individuelles; ce sont ceux
«
aussi qui ne confèrent qu'à leur propre
«
malheur ou à celui qui atteint quelqu'un
«
de leur famille, de leur tribu, de leur par-
«
tie ou de leur secte le caractère d'une
«
calamité universelle ».
Il mit en œuvre ce précepte : lorsque au
commencement de l'année
1902,
le Con –
grès sioniste de Bâle rendit un public hom–
mage à Abdul-Hamid, i l apporta à
Pro
Armenia,
une protestation indignée. Il ne
rendait pas responsable de la faute com–
mise les malheureux juifs de V i l n a et de
Varsovie, de Barditcheff et d'Odessa, mais
ceux qui se disaient leurs mandataires et
leurs délégués. C'est ceux-là qui devaient
porter tout le blâme quand ils envoyaient
leur salut au père des assassins. Et i l ajou–
tait : « C'est là ce que les membres du
«
Comité d'action sioniste
de Vienne ap-
«
pellent de la politique pratique
(
realpo-
«
litik);
en réalité, c'est de la politique
«
de ghetto, de la politique de serfs. C'est
«
aussi une politique de mensonge; de
«
mensonge, car à coup de bakchichs, on
«
peut avoir une audience d'Abd-ul-Ha-
«
mi d ; on peut, moyennant un pourboire
«
à la valetaille d'Yldiz être sali d'une déco-
«
ration et en élevant la somme être favo-
«
risé d'une épingle en diamant; mais non
«
avoir un pouce de la terre de Syrie. »
L'œuvre à accomplir d'abord, c'était la
libération intellectuelle et économique du
peuple juif; le jour venu « i l laissera sa
«
bourgeoisie pourrie se ruer à toutes les
«
servitudes; mais i l lèvera son bras contre
«
les persécuteurs et ne mettra pas sa main
«
dans la leur. »
Bernard Lazare avait adhéré au Congrès
de Bruxelles ; i l y avait assisté et avait pris
part à l'élaboration et à la discussion des
résolutions qui furent adoptées par l'assem–
blée. Il était alors plein d'ardeur et de force
et nous n'aurions pu croire alors que la
Fonds A.R.A.M