L E S ÉCOLES ARMÉNIENNES
ET LA
CUL TURE ALLEMANDE
En A s i e et en T u r q u i e d ' E u r o p e , les A r m é n i e n s
sont les plus actifs propagateurs de la culture euro–
p é e n n e : à C o n s t a n t i n o p l e et dans l ' A r m é n i e turque,
c'est surtout par l ' i n t e r m é d i a i r e de la langue fran–
çaise q u ' i l s se l'assimilent ; en R u s s i e , par l'inter–
m é d i a i r e de la langue a l l e m a n d e .
L ' i n t é r e s s a n t
article que nous e m p r u n t o n s à la
Frankfurter
Zeitung
est s i g n é des m ê m e s initiales A . 1. que
l'article des
Hamburger
Nacftriehten,
p u b l i é dans
notre dernier n u m é r o . Il nous a é t é d o n n é , pendant
notre s é j o u r en pays turc, de faire des constatations
identiques, et i l suffirait de remplacer « a l l e m a n d »
par « français » et Gcethe » par « H u g o » p o u r que
cette é t u d e p û t s'appliquer à l'Ecole centrale de
Galata o u au Collège Patriarcal a r m é n o - c a t h o l i q u e .
11
est à peine utile d'ajouter ici c o m b i e n en E u r o p e
m ê m e l e s - M é k h i t a r i s t e s de Venise et de V i e n n e
c o n t r i b u e n t à former, p a r m i leurs compatriotes,
dans leurs c o l l è g e s , de fervents adeptes de la c u l –
ture occidentale.
Le
25
juillet, la
Gazette de Francfort
publiait un t é l é g r amme de S a i n t - P é t e r s –
bourg a n n o n ç a n t que les biens des églises
a r mé n i e n n e s g r é g o r i e n n e s , a dm i n i s t r é s jus–
qu'ici d'une ma n i è r e autonome,
étaient
transférés à l'administration de l'Etat russe
et que les biens et fonds qu i assuraient jus–
qu'ici le fonctionnement des écoles de cette
confession étaient transférés au m i n i s t è r e
de l'instruction publique. P l u s simplement
e x p r i mé , cela signifie la russification des
écoles a r m é n i e n n e s , p a r t i c u l i è r eme n t en
Transcaucasie. A i n s i semble t e r m i n é e , au
d é s a v a n t a g e des A r m é n i e n s , une lutte qu i
n'est pas non plus sans intérêt pour les
Al l ema nd s .
Av a n t d'aller la d e r n i è r e fois, en T r a n s –
caucasie, j'étais resté assez longtemps aux
bords d u R h i n où dans un bon hôtel j'as–
sistai à la scène suivante. T o u t près de mo i
était assis u n vieux couple, à en juger par
son parler, de Francfort ou des environs
de Francfort. Ils avaient l'air de bourgeois
aisés qu i avaient beaucoup vu du monde
et étaient mu n i s d'une certaine culture. E n
face d'eux, sur le mu r , était accrochée une
gravure q u i excitait de plus en plus l'inté–
rêt du ma r i ; à la fin, certainement myope,
il se tourna vers sa femme et l u i demanda
ce que représentait la gravure. C'était la
scène de la prison dans
Faust.
Sa femme
lui donna cette explication. Ma i s i l n'en fut
point e n t i è r eme n t satisfait, car i l s'informa
de ce qu'était ce
Faust.
Sa femme le l u i dit :
C'était un drame de Gcethe, que l ' homme ,
visiblement, ne connaissait pas non plus.
Ce Goethe de Francfort, expose dans
Faust,
comment une jeune fille s'est aban–
d o n n é e à
Faust ex.
a finalement un. enfant
de l u i . Elle est ensuite jetée en prison et y
met au monde son enfant : c'est ce que re–
présente le tableau-. T e l fut à peu près le
récit de la femme; mais l ' homme fut peu
édifié que m ô m e sur les murs on a c c r o c h â t
des choses si inconvenantes. M o i aussi
j'étais é t o n n é , mais seulement de ce couple.
Quelques semaines plus tard, j'arrivai,
p r è s d ' E r i v a n en Transcaucasie, à E t c hmi a d -
zin,
siège du catholicos a r m é n i e n , le plus
haut ecclésiastique de l'Eglise a r m é n i e n n e .
L à , au mi l i e u d'un pays presque entière–
ment barbare, où l'on peut à peine parler
de culture, je trouvai toute une série de
prêtres a r m é n i e n s qu i parlaient l'allemand,
q u i lisaient l'allemand. L à je trouvai les
œ u v r e s principales de la théologie libérale
allemande, de la science allemande. L à i l y
avait des revues et des journaux, depuis les
plus sérieux et les plus scientifiques jus–
qu'aux
Fliegende Blaetler,
et les classiques
allemands, en allemand et en a r m é n i e n .
Lin archimandrite, qui avait é t u d i é en A l l e –
magne, me conduisit dans l'école du cou–
vent. Là, des jeunes gens me d é c l amè r e n t
la
Cloche,
de Schiller, et le
Roi des Aulnes,
de Gœ t h e , et se mo n t r è r e n t bien au cou–
rant de la littérature allemande. Comb i e n
j'en fus émerveillé et é m u , on peut difficile–
ment se l'imaginer.
To u t e la j o u r n é e , je n'avais r e n c o n t r é
que des M a h o m é t a n s , gens q u i ne savaient
rien de l'Europe et encore moins de la c u l –
ture e u r o p é e n n e , qu i vivaient de la façon
la plus primitive et avaient quotidienne–
ment à défendre leur peau contre les bri–
gands.' L i t de planche, nourriture de mo u –
ton, conversation roulant sur des kopeks et
des roubles et sur rien d'autre au monde,
chambres sales, voies mauvaises, partout
la c omp l è t e misère matérielle et intellec–
tuelle. Et, au mi l i e u de cela, le cloître ar–
mé n i e n d ' E t c hmi a d z i n , o ù l'on est a dm i –
rablement élevé, où une imp r ime r i e par–
ticulière travaille activement à éditer des
livres et des gazettes a r m é n i e n n e s , m ê m e
illustrées, o ù l'on peut parler allemand et
s'entretenir des choses allemandes c omme
si l'on était en Al l emagne . J'entendis dire
que l'on enseignait aussi l'allemand dans
d'autres écoles; mais je ne pus m'en rendre
compte m o i - m ê m e parce que ces écoles
venaient d'être fermées par le gouverne–
ment russe. Et. la raison ou au moins le
prétexte, c'était que les A r m é n i e n s ne v o u –
laient pas cesser d'enseigner l'allemand, tan–
dis que les Russes exigeaient qu'en dehors
de l ' A r mé n i e n , on ne s'occupât que du
Russe, de la langue russe, de la littérature
et de l'histoire russes. Ma i s les A r m é n i e n s
ne c é d è r e n t pas et laissèrent fermer leurs
écoles plutôt que d'y enseigner seulement
l ' a rmé n i e n et le russe.
D ' o ù venait maintenant cette prédilec–
tion pour l'allemand que je trouvais pres–
que partout chez les A r m é n i e n s ? Est-ce
que notre constitution, nos guerres leur en
imposaient? N o n ; c ' é t a i e n t ' n o s classiques,
Goethe en particulier, qui la leur avait ins–
pirée. Ceux-ci, depuis le mi l i e u d u dernier
siècle, nous ont g a g n é dans la lointaine
Transcaucasie u n peuple bien d o u é pour la
culture allemande, à tel point que la politi–
que turcophile de l'Allemagne les afflige,
mais ne les rebute pas de la culture alle–
mande. Qu e l contraste entre la scène au
bord du R h i n et cet amo u r de la poésie
allemande à E t c hmi a d z i n : le fait d'ailleurs
était c o n s i d é r é depuis longtemps avec m é –
fiance par la Russie qui jusqu'alors n'y
avait pu changer grand'chose.
E t c hm i a d z i n était surveillé et i l ne suffi–
sait pas que l'étranger eût fait viser son
passe-port à E r i v a n , chef-lieu du district;
si l'on restait, ne fût-ce qu'une nuit, dans
ce cloître a r m é n i e n , i l fallait fournir à nou –
veau le passe-port qu i était e x a m i n é avec le
plus grand soin par les autorités russes
pour voir s'il ne donnait pas de prétexte à
expulser d ' E t c hmi a d z i n l ' i ncommode E u –
ropéen : car les autorités ne voient pas sans
déplaisir que des é t r a n g e r s s ' e n q u i è r e n t de
ce qu i s'y passe. On a bien laissé ce cloître
au catholicos, mais on a rendu celui-ci
tout à fait impuissant. 11 est là c omme dans
une cage dorée et peut élever la voix, s'il
lui semble qu'on a fait quelque tort à sa
nation, mais rien de plus. Que l'on entende
l'oiseau dans cette cage, cela ne d é p e n d pas
de l u i . Jusqu'ici du moins i l avait quelque
pouvoir sur les écoles entretenues par l u i
et par son peuple et quand l'Etat les ferma,
parce q u ' i l l u i paraissait que trop d ' é d u c a –
tion non russe s'en r é p a n d a i t dans le pays,
cela ne fit pas bonne impression en T r a n s –
caucasie, car c'était un acte de brutalité
ouverte, aucunement palliée. Maintenant,
c'est beaucoup plus commode. P o u r ren–
dre les écoles a r m é n i e n n e s inoffensives,
qu a nd elles ne se limitent pas aux pro–
grammes agréables aux autorités, on leur
retire simplement les subventions. C'est
bien de l'argent a r m é n i e n , mais dans le
d é t o u r q u ' i l fait par S a i n t - P é t e r s b o u r g ou
T i f l i s , i l sert à des buts russes. L a culture
allemande n'aura pas peu à en souffrir;
elle avait t r o u v é un terrain excellent; mais
elle est souverainement détestée i c i . Les
Russes paraissent supposer que les A l l e –
mands et ceux qui s'intéressent à leur c u l –
ture, par corrélation, boivent si peu et tra–
vaillent tant, tandis que le Russe boit tant
et que le Ma h o m é t a n est trop paresseux, et
qu'ainsi ils ne pourraient tenir tète. A l o r s ,
à bas ces moyens de culture antirusse!
Dans les écoles a r m é n i e n n e s , surtout
pour un pays d'Orient, régnait un esprit
remarquablement libre, dont on racontait
beaucoup de traits. 11 s'apparente bien à ce
catholicos q u i , au commencement du der–
nier siècle, résidait à E t c hm i a d z i n ; les A r -
mé n i e n s le tiennent pour un de leurs h om–
mes d'élite, et ils racontent sur l u i maintes
histoires qu i montrent avec éclat son esprit,
sa liberté individuelle et sa libre conception
des choses ecclésiastiques. U n jour, par
Fonds A.R.A.M