chisd'entre euxeussentdéjà constaté maintes
fois que de tels bruits étaient de pures
inventions malveillantes. Et s'il arrive vrai–
ment par hasard qu'un chrétien insulte
une musulmane, ils savent fort bien que le
fait inverse est encore plus fréquent.
Pendant longtemps, le soir, chez mon
hôte arménien, on parla de cet événement
et de ses conséquences possibles,'d'autant
plus qu'on tenait toute l'affaire pour une
invention destinée à exciter le bas peuple
contre les chrétiens indigènes. Je ne pou–
vais m'empêcher de sourire de cette agita–
tion et si j'étais parti alors, j'aurais dit sans
doute, comme maint touriste de passage à
Constantinople : « Ces Arméniens, quelle
race inquiète et craintive ! » Mais je pus
bientôt compléter mon instruction là-dessus.
On raconta peu après dans la ville mu–
sulmane que les Arméniens projetaient une
attaque contre les musulmans, extrava–
gance qui fut prise au sérieux par beau–
coup. Une extravagance, car les Arméniens,
qui jouissaient en Perse de la tranquillité,
faisaient tout pour conserver à tout prix
cette tranquillité. Mais un matin, de fort
bonne heure, le soleil à peine levé, on
entendit des coups de fusils et nous remar–
quâmes bientôt dans le quartier chrétien
que les coups venaient de tout près. Notre
maison était située tout près du bazar. Nous
montâmes sur le toit ; sur toutes les ter–
rasses, c'était un fourmillement d'Armé–
niens qui se crièrent bientôt qu'en effet
une troupe d'Arméniens devait attaquer
une maison musulmane. Personne parmi
les Arméniens ne voulait le croire, bien
que le contraire ne fût pas prouvé, nul
n'osant sortir de sa maison; car qui pouvait
prévoir ce que réservaient les heures pro–
chaines, si les musulmans, depuis long–
temps excités, se mettaient à tirer vengeance
du quartier chrétien ? Ce furent des heures
pleines d'émotion. A tout instant on pou–
vait s'attendre à une attaque et on pouvait
clairement voir que les musulmans y pen–
saient. Tout se calma ; pendant la nuit,
nous fûmes bien réveillés en sursaut par
un coup de fusil, par des cris et des coups
dans les portes; mais i l n'arriva rien.
Je voulais m'en aller; mon hôte m'en
empêcha. Il eut raison, car son cuisinier
qui s'aventura au bazar ne revint pas. Ce
calme était encore plus incompréhensible
pour les Arméniens qu'une attaque d'Ar–
méniens contre une maison musulmane.
L'énigme fut bientôt résolue. Ces Armé–
niens étaient en réalité des
Musulmans
déguisés en Arméniens.
On ne devait qu'à
l'énergique initiative du consul russe de
l'avoir découvert à temps. S'il n'en eût été
ainsi, si le gouverneur en ce temps de la
Perse du Nord, un vieillard excessivement
énergique, actif et tyrannique, — ses flat–
teurs l'appellent « le Bismarck de la Perse»,
mais il ressemblait plutôt, surtout extérieu–
rement, à Miquel — n'était fermement
intervenu, il y aurait eu certainement un
massacre de chrétiens. Aurait-on épargné
les Européens ? Cela aurait dépendu uni–
quement des circonstances; car en prin–
cipe, la masse du peuple les déteste autant
que les chrétiens indigènes.
Si l'émeute s'était allumée dans la ville,
elle se serait étendue, avec la vitesse du
vent, à toute la Perse du Nord, particuliè-
ment au district voisin de Salmast où, en
dehors des chrétiens indigènes, se trou–
vaient alors des milliers d'Arméniens fugi–
tifs de Turquie. Je m'étais moi-même bien–
tôt rendu compte de l'excitation inspirée'
contre ces chrétiens par les mollahs. C'était
grâce à leur seule prudence qu'un malheur
avait été évité jusque-là ; ils s'éloignaient le
moins possible de leurs villages ; mais,
d'autre part, les Persans éprouvaient une
joie maligne de ce que les Turcs ne pussent
empêcher ces colonies d'Arméniens en ter–
ritoire persan, si près des frontières tur–
ques ; car le Persan, pour des motifs reli–
gieux, déteste le Tu r c plus encore que le
chrétien. Mais il est si faible contre la Tu r –
quie qu'il ne peut que garder le poing fermé
dans sa poche. Néanmoins, le moindre
tour joué à la Turquie ou à un Turc donne
à la masse des Persans chyites une joie
sans mélange.
On racontait couramment à Tabriz que
le consul de Russie avait menacé de faire
passer aussitôt la frontière aux régiments
de cosaques de l'Araxe, s'il arrivait malheur
à un seul chrétien. Et plus tard on racon–
tait aussi, même parmi les Européens
qu'un consul turc avait mis la main à la
mise en scène de cette attaque soi-disant
conduite par des Arméniens.
Les deux
histoires peuvent être vraies ou fausses ;
car i l n'y a peut-être pas de pays au monde
où l'on mente autant ; c'en est la caracté–
ristique. Mais on pouvait fort bien attri–
buer ce coup de main à un Turc ; car i l
est de notoriété que la Turquie alors espé–
rait beaucoup du fanatisme de la popu–
lation persane et comptait sur lui quand
elle laissait passer en Perse, presque sans
encombre, de grandes troupes de fugitifs
arméniens.
Enfin, on ne peut pas calomnier la Tu r –
quie en disant qu'il lui eût été agréable de
n'être point aux yeux de l'Europe le seul
état massacreur de chrétiens. Egalement
notoire est l'extraordinaire influence de la
Russie dans le Nord de la Perse où les A n –
glais ont à peine un mot à dire. J'ai causé
avec beaucoup de Persans cultivés qui, un
sourire de résignation aux lèvres, atten–
daient de la Russie seule une amélioration
dans l'état de leur pays. Les Chrétiens in–
digènes eux-mêmes, en tant du moins
qu'ils n'ont pas fait en Transcaucasie d'ex–
périences personnelles, ne jurent que par
la Russie qui se comporte-là comme pro–
tectrice des chrétiens. L'entrée de milliers
de Syriens dans l'église russe qui se pro–
duisit alors et attira même dans la presse
d'Europe une attention universelle montre
mieux que de longues explications com–
ment la Russie sait s'imposer aux gens. Il
faut dire aussi que pour ces parties de l'Asie
la Russie est la colonisatrice née.-
Une autre circonstance rend plus difficile
l'établissement des Européens et la vie des
chrétiens indigènes : la mission améri–
caine. Il faut dire à la louange de ces mis–
sionnaires qu'ils ont fait beaucoup pour
la civilisation : écoles, routes, etc., surtout
dans le district d'Urmiah. Mais pour un
bon missionnaire ce n'est là qu'un moyen
d'atteindre le but, savoir de gagner des
âmes. Ils n'y réussissent que médiocre–
ment parmi les musulmans ; mais ils en
gagnent tout de même quelques-unes ; et
c'est là une terrible fureur pour les musul–
mans. Les âmes qu'ils gagnent sont d'or–
dinaire des sujets de peu de valeur et cela
nuit encore à la considération des Euro–
péens et les Persans s'en gaussent. Il serait
de l'intérêt des Européens et des chrétiens
indigènes que ces missionnaires cherchas–
sent fortune ailleurs. Sous maints rapports,
ce serait un dommage ; car, personnelle–
ment, ils sont de parfaits gentlemen, chez
qui l'on mange très bien, chez qui on peut
se balancer dans un rocking-chair, bienfait
que comprennent seuls ceux qui, pendant
des mois, ont dû s'accroupir par terre, à la
persane.
On peut dire en tout cas que la situation
des Européens à Tabriz, comme en Perse
en général, dépend du hasard ; car la seule
puissance européenne qui y ait quelque
influence est la Russie, du moins au Nord.
Mais i l dépend du hasard que le présent
consul de Russie soit aussi énergique que
celui d'autrefois et qu'il soit, comme autre–
fois, de l'intérêt de la politique russe de
prendre parti pour les chrétiens. Et ce serait
un hasard aussi que le gouverneur persan
actuel fut semblable au « Bismarck de la
Perse». Du gouverneur actuel, héritier du
trône, je sais seulement qu'il est très fort et
très gros; car partout où je passais, Persans,
Arméniens, Kurdes, tous riaient de mon
lourd cheval et disaient : « T u as dû l'ache–
ter à l'héritier du trône ; car lui seul
chez nous a besoin d'une bête si énorme ! »
A. I.
Vient de paraître :
Nouveau Dictionnaire illustré
français-arménien
Par Guy de LUS IGNAN
Deux forts volumes de
1,060
et
816
pages.
5 0
f r .
Chez l'Auteur: 108, Avenne de Neuiliy (Neuilly-sur-Seine).
Fonds A.R.A.M