qu'aucun autre : les rapports de ses
agents ne le l u i permettraient pas. I l
s'honora grandement, ces deux d e r n i è –
res a n n é e s , en emp ê c h a n t le massacre
final de s'accomplir, sans que la paix
de l ' Eu r ope fût autrement t r o u b l é e par
l'envoi d'un agent consulaire à Mo u s h .
L a situation est aujourd'hui plus cri–
tique encore. Il est en effet inutile de
celer que les é l éme n t s actifs de la nation
a rmé n i e n n e sont à bout de patience.
Le s d e r n i è r e s lettres pub l i é e s i c i ren–
ferment un appel non é q u i v o q u e aux
bandes r é vo l u t i onn a i r e s qui ne sont
pas toutes d é t r u i t e s et qui h é s i t e n t légi–
timement à risquer de s u p r ême s d é s a s –
tres. -
S i l ' Eu r ope officielle ne fait pas son
devoir é l éme n t a i r e , les fédaïs ne lais–
seront pas é g o r g e r leurs compatriotes
sans les défendre : de Sassoun et d'ail–
leurs, ils sauront parvenir là où est le
danger.
Le s gouvernements signataires du
T r a i t é de Be r l i n songeront alors — trop
tard — à intervenir quand la Bête aura
pris son bain de sang. Ils devront du
moins nous é p a r g n e r leurs d é p l o r a t i o n s
hypocrites sur le cadavre des victimes
et leurs clameurs de r é p r o b a t i o n contre
les r e p r é s a i l l e s é v e n t u e l l e s .
Pierre
Q U I L L A R D .
L E S RESPONSABILITÉS DE
L ' EUROP E
EN ORIENT
Le dernier n umé r o de
la Renaissance laline
publie un remarquable article de M . Georges
Gaulis sur les é v é n eme n t s de Serbie. Un
long séjour à Constantinople l u i a permis
de c o n n a î t r e les horreurs du r è g n e hamidien
et d'y constater la complicité t a n t ô t directe,
t a n t ô t passive des puissances e u r o p é e n n e s .
Nous d é t a c h o n s de sa belle étude une page
â p r e et juste :
Quand, aux p r em i è r e s nouvelles de
la mort d'Alexandre, on a voulu ê t r e
r e n s e i g n é sur le c a r a c t è r e du r o i défunt,
c'est à son ancien p r é c e p t e u r que l'on
s'est tout d'abord a d r e s s é . On pourrait
é g a l eme n t interroger l ' é du c a t r i c e du
peuple serbe, l ' Eu r ope politique, dont
les t r a i t é s ont mis la Serbie dans la
voie de sa d e s t i n é e et dont les exem–
ples, t r è s suivis dans les petits pays
balkaniques, ont p r o f o n d éme n t influen–
cé la formation des c a r a c t è r e s locaux.
«
Nous avons le sentiment de notre
r e s p o n s a b i l i t é collective, » devrait r é –
pondre cette Europe , parlant pour
l'ensemble de ses É t a t s . E t elle pour–
suivrait à peu p r è s en ces termes :
<( 11 y a moins de dix ans, l'Orient
e u r o p é e n passait définitivement con–
quis au p r o g r è s et à la c i v i l i s a t i on .
Depuis de nombreuses a n n é e s , i l ne se
faisait plus remarquer par de grands
scandales. E n 1878, le sultan avait
p a y é les a t r o c i t é s bulgares de plusieurs
provinces d é t a c h é e s de son empire.
L a leçon avait paru sufiisante, et elle
l'aurait é t é , en effet, si nous n'avions
pas pris un soin e x t r ême de la faire
oublier à celui qui l'avait r e ç u e . F l a t –
teries, bassesses, intrigues, rien ne
nous c oû t a dans notre â p r e concur–
rence diplomatique et commerciale au
pied du t r ô n e ottoman. E t ce fut vrai–
ment Ab d u l - Ham i d qui r é gn a sur nous
par le pouvo i r de ses concessions, de
ses croix et de ses petits cadeaux.
Tant et si bien que le j ou r o ù i l l u i
plut de s'accorder de sanglantes fan–
taisies, couverts de ses ordres, c om–
b l é s de ses bienfaits, solidaires de ses
entreprises et captifs de sa bonne g r â c e ,
nous ne p ûme s que le regarder faire
en grommelant un peu . Comme disait
un de nos ambassadeurs, nous n ' é t i o n s
plus à Constantinople que pour compter
des cadavres.
«
L ' Or i e n t attentif assista à ce spec–
tacle atroce. De l'Adriatique à T r é b i –
zonde, nul n'ignorait ce que l'opinion
occidentale se refusait encore à ad–
mettre : la Bus s i e avait, par des arti–
fices diplomatiques, emp ê c h é les puis–
sances d'intervenir en faveur des
A r mé n i e n s ; la France s'était a s s o c i é e
à cette politique, et l'empereur d ' A l l e –
magne avait e nvoy é au sultan sa pho–
tographie et celle de l ' imp é r a t r i c e cinq
jours a p r è s les grands massacres de
Constantinople. L a vie de trois cent
mille pauvres ê t r e s ne comptait pour
rien aux yeux d'une civilisation qui se
montrait, par calcul é go ï s t e , par sno–
bisme diplomatique et par veulerie
c o n g é n i t a l e , plus froide à la vue du
sang que les pires barbaries.
«
L a contagion de ces crimes et,
plus encore, de cette t o l é r a n c e s'est
r é p a n d u avec r a p i d i t é . Nous ne recon–
naissons plus notre Orient, dont les
p r o g r è s nous é t a i en t chers jadis. Il
recule, i l s'enfonce dans le plus som–
bre p a s s é , et i l s'élargit peu à peu,
avec des manifestations i mp r é v u e s ,
bien au-delà des frontières du monde
turc. Nous avons dû permettre l'écra–
sement de la C r è c e en 1897 et plus
r é c emme n t des coupes sombres dans
le monde bulgare. Nous avons vu des
bandes de brigands terroriser les
paysans grecs et valaques en Ma c é –
doine et des patriotes de style moderne
faire sauter tout un qartier de Saloni–
que. On nous a d émo n t r é , preuves en
ma i n , le s y s t ème de r é p r e s s i on du
Grand Seigneur, qui va jusqu'aux tor–
tures dans les prisons, et le s y s t ème
d'exploitation des beys albanais, qui
va j u s q u ' à se faire payer « l'usure
de la mâ c h o i r e » par les paysans
qui le nourrissent. Nous connaissons
maintenant cette Vieille-Serbie, d ' où
soixante-dix mille malheureux ont dû
émi g r e r depuis dix ans, où i l ne reste
plus une c h r é t i e n n e vierge ni un c h r é –
tien qui ne désesp'ère et ne doute.
Nous connaissons d'autres pays d ' Eu –
rope où le souvenir de notre temps
chassera pendant des g é n é r a t i o n s le
sourire des l èv r e s des hommes : K i c h i -
nef, la Croatie. N'avouons pas tout :
nous avons l a i s s é faire, nous avons
fait, sous les yeux du monde oriental,
bien des choses dont une seule suffira
à taxer notre é p o q u e de férocité et
d'hypocrisie, lorsque viendra l'heure
de l'histoire, que Pierre J
e r
é v o q u e
pour son royaume avec une sereine
t r a nqu i l l i t é .
«
Quels enseignements pour de jeu–
nes nations qui se disent nos élèves !
E t la soi-disant inconscience des Ser–
bes, dont se sont i nd i gn é s un grand
nombre des cent ou cent vingt journa–
listes c o n c e n t r é s à Belgrade dans la
seconde quinzaine de j u i n , n'est-elle
pas simplement une conscience po l i –
tique t r è s e x e r c é e et très moderne, sur
le mo d è l e de celle du sultan et de la
n ô t r e ? L e fait accomp l i est aujourd'hui
la seule l o i en diplomatie : quelqu'un
l'impose avec b r u t a l i t é , le monde
entier l'accepte avec b é a t i t u d e . C'est
l'oracle du destin ou la chose j u g é e .
Nou s avons permis, en A rmé n i e , qu'un
prince se d é b a r r a s s â t de tout un peu–
ple ; on en a naturellement dédu i t , en
Serbie, que nous permettions à tout
un peuple de se d é b a r r a s s e r de son
prince. »
A i n s i parlerait l ' Eu r ope si elle pou–
vait parler et qu'elle fût h o n n ê t e . Ma i s
elle est sourde et muette, elle n'est pas
h o n n ê t e et, en outre, elle n'existe pas
comme personne morale.
G E O R G E S
G A U L I S .
Fonds A.R.A.M