aime beaucoup les Kurdes et hait les Armé–
niens au dernier degré. Mais le peuple n'ose
pas s'adresser au vali pour protester contre
lui.
A l'est d'Artchak se trouve le village de
Mantana où pendant les massacres, avec
d'autres victimes furent tués le prêtre du vil–
lage et tous les élèves de l'école; l'école et
l'église furent détruites et aujourd'hui encore
elles sont en ruines. Mais cela n'était pas
encore suffisant pour le pauvre village. Des
Kurdes, environ trente familles, viennent s'éta–
blir très près du susdit village et enlèvent
aux Arméniens les meilleures parties de leurs
terrains, les champs les plus fertiles. Les pro–
priétaires des terrains qui s'étaient opposés
à donner leurs propres possessions aux Kur–
des, furent tués avec leurs familles et furent
dépouillés à la fois de leurs terres... Ainsi
après avoir occupé les propriétés du susdit
village, aujourd'hui aussi, comme i l est né–
cessaire de travailler dans les champs, les
Kurdes ont mis une obligation, et ils font
travailler les jeunes gens arméniens forts,
pour la culture des terrains enlevés. Les
Kurdes eux-mêmes n'ont ni le temps ni le
désir de s'occuper d'un travail de ce genre.
Ils sont habitués toujours à enlever le blé
mûr, et non pas, pour produire du blé — ver–
ser de la sueur dans les champs, cultiver,
semer et moissonner; —tout cela est très loin
de la pensée du Kurde, puisque l'Arménien
qui travaille en versant sa sueur..., le paysan
n'ose pas se plaindre, qu'il est persuadé
qu'on livrera aux flammes sa maison...
Dans le même village de Mantana, les
Kurdes ont enlevé une femme, en laissant
sans protection ses cinq petits enfants en bas
âge, et une gentille jeune fille de quinze à
dix-sept ans.
Kharagoniss se trouve à une distance
d'une heure et demie d'Artchak ; des deux
cents maisons, i l ne reste aujourd'hui que
cent maisons, les autres sont détruites... Ce
village, avec quarante autres villages, se
trouvent dans les mains d'un même kaïma–
kam; partout les mêmes oppressions, les
mêmes bastonnades, le même pillage, les
mêmes destructions et les mêmes atrocités.
Comme ailleurs, le village de Karagoniss est
vide d'habitants.
L a région de Va n a été sinistrement
éprouvée à l'époque des grands massa–
cres. Du i 3 au
22
juin, le nombre des
victimes s'éleva à plus de
a
0,000
(
vingt
mille);
les femmes et les filles survi–
vantes furent vendues et le p r i x de la
chair humaine baissa, vu l'abondance
des offres ; la petite Armé n i e nn e se vendit
alors sur les ma r ché s de Perse au chiffre
moyen de
8
grans
(6
fr.
26).
LETTRE D'ERZINGHIAN
11/24
d é c e mb r e
1900.
I V
Comme je l'annonçais dans ma dernière
lettre, l'un des habitants du village de Rome-
Akrag, nommé Mardiross, âgé de quarante-
cinq à cinquante ans, la nuit du 7 septembre
(
à la turque) gardait sa vigne, quand des
Kurdes, au nombre de huit à dix, s'y intro–
duisirent et voulurent le tuer sans motif,
après l'avoir attaché. Le pauvre homme
appelle à son secours ; l'un des vignerons
voisins, son neveu, Soukiass, arrive et,
voyant l'état grave de son oncle, frappe
d'un 'coup d'épée l'un des Kurdes. Les
Kurdes tournent toute leur attention sur lui
et Mardiross trouve l'occasion de s'enfuir et
appeler du secours. A ce moment arrive un
voisin inconnu qui commence à se battre
avec les Kurdes dont l'un est blessé griève–
ment.
Les Kurdes, rendus plus farouches en
voyant deux blessés, veulent accomplir un
acte décisif et par prudence réclament les
armes des jeunes gens arméniens qui s'étaient
déjà fortifiés dans la cabane de la vigne.
Les Arméniens, considérant que la lutte était
inégale et ne leur promettait pas un bon sort,
jettent leurs armes en dehors de la cabane et
pendant que les Kurdes étaient occupés à les
enlever des mains l'un de l'autre, ils trouvent
l'occasion de s'enfuir. Soukiass ne peut pas
reconnaître son libérateur pour lui exprimer
sa reconnaissance, car i l avait disparu
comme un génie ; le Kurde qui avait été
blessé de la main de cet inconnu meurt deux
jours après. Soukiass est arrêté comme cri–
minel et il est encore en prison.
Le vrai mobile de cet incident, et nous le
savons d'après des sources authentiques,
est le résultat de la rancune ou pour mieux
dire de la férocité des Turcs du susdit vil–
lage.
V
A l'est de notre ville, à une distance de
quatre heures, l'un des habitants du village
de Petaridje (environ soixante-dix à quatre-
vingts maisons, dont vingt à vingt-cinq seu–
lement arméniennes et les autres turques ;
leur occupation est l'agriculture et la culture
de la vigne), un jeune homme de dix-huit à
dix-neuf ans, nommé Manouk, part avec une
charge de raisin pour le vendre dans les vil–
lages voisins ; il ne retourne pas au bout de
trois à quatre jours et les parents commen–
cent à le chercher; mais ils ne trouvent
aucune trace.
Le
11
septembre, des voyageurs, près des
ruines d'une vieille église, trouvent un cada–
vre tout en poussière et en avertissent les
paysans : ce cadavre était celui de Manouk.
Ils le transportent en ville sur un chariot et
après examen médical de la part du gouver–
nement, on autorise l'enterrement qui fut
confié à l'évêque des Arméniens. C'est à ce
moment que le consul russe d'Erzeroum le
voit en personne et demande qui il était. Les
Turcs s'efforcent de persuader que c'est te
cadavre d'un soldat turc (sans doute tué par
les giaours), mais d'autres lui apprennent
plus tard que c'était un Arménien : le consul
en prend note.
Les criminels restent inconnus, caria police
ne fit aucune recherche.
VI
Le
12
septembre, des nouvelles contradic–
toires courent dans la ville à propos du
pillage du consul russe d'Erzeroum ; les fonc–
tionnaires du gouvernement sont dans l'em–
barras : ce fait a fait une très mauvaise im–
pression sur eux, car d'après leur principe
traditionnel ou inné, ils veulent toujours
tromper les étrangers en disant toujours que
la tranquillité et le calme régnent dans leur
pays ; mais les faits prouvent toujours le
contraire et démentent leur programme,
quoiqu'ils ne cessent jamais, sans aucune
honte, d'avoir recours à des explications
atténuantes ou à de faux renseignements,
comme les faits l'ont prouvé dans le présent
et dans le passé. Des faits de ce genre, ou
des plus graves, quoique commis par
tout le pays, sans cesse, néanmoins aux
yeux du monde civilisé, cela n'a aucune
valeur ; par conséquent, quand cela a lieu à
l'égard des personnages officiels et surtout
à l'égard de l'étranger, naturellement le bruit
aussi doit être plus grand et les moyens de
tromperie plus forts. Aussi est-il digne d'in–
térêt de décrire en résumé ce que nous savons
à cet égard.
Comme nous l'avons dit, le consul russe
d'Erzeroum et ses compagnons (d'après
quelques-uns, des attachés militaires), avec
leur suite et un inspecteur français de l'ad–
ministration de la Dette publique, partent
d'Erzeroum, en prenant la route de Terzan-
Keghi, pour venir à Erzinghian et de là pour
faire une promenade dans la province (pour
des motifs qui nous sont inconnus). Dans la
matinée du
12
septembre, ils tombent sur la
route du village de Polomori, où ils avaient
passé la nuit, pour venir à Erzinghian, qui se
trouve à une distance de dix heures. A peine
avaient-ils fait un chemin de deux à trois
heures qu'ils passent près de la célèbre ca–
verne de brigands appelée Avgarde, dans la
vallée appelée Boulanik-Déressi, sur la côte
de laquelle se trouve le bâtiment appelé
Dagh-Méziressi : ils sont environnés par une
bande de brigands kurdes révoltés, au nom–
bre de dix-huit à vingt.
Des soldats au nombre de quinze à vingt
qui accompagnaient le consul commencent à
faire feu ; les Kurdes leur ont répondu ; après
une courte lutte, les soldats ont eu une perte
de trois personnes et deux blessés, les
autres prennent la fuite ; les brigands pillent
les bagages des consuls, même leurs habits; et
à peine peuvent-ils se sauver de la mort.
Quelques heures après, arrivent de Djendji-
gné, village d'Erzinghian (à une distance
de cinq heures et demie à six heures de la
ville, vers le sud-est, habité par des Turcs,
cent à cent cinquante maisons), des soldats
de réserve, mais tout déjà était fini. Le
lendemain, i3 septembre, le consul arriva
en ville avec sa suite ; le consul était blessé
à la main. Le gouvernement a commencé à
lever des soldats pour le Kurdistan. On
manda un régiment de soldats d'Erzeroum ;
des soldats furent envoyés du côté de
Kharpourte, Khozate, et de Mazgerte pour
assiéger tout Dersime et pour l'anéantir?
l'entreprise était très grande ; tout le monde
attendait le résultat ou la réalité. Quatre
régiments de soldats furent envoyés d'ici
avec leurs canons, aux frontières de Dersime,
lesquels pendant vingt à vingt-cinq jours
attendirent, sous des tentes, l'ordre supé-
Fonds A.R.A.M