Lettre de fàj>ki
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Mai jgo3.
K i g h i peut être c o n s i d é r é c omme le p r i n –
cipal district d u vilayet d ' E r z r o um ; i l est
c omp o s é de
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villages, petits ou grands, et
habités par une population mixte de Ku r de s
et d ' A r m é n i e n s ; nombre de ces villages
sont montagneux. L e site m ê m e de K i g h i
en montagne fait q u ' i l y a souvent disette
de blé. O n y peine beaucoup pour pouvoir
se procurer la nourriture nécessaire. Depuis
les jours néfastes de
1895-96
i l y r è g n e une
misère e x t r ême , car quelques villages i m –
portants a r m é n i e n s ont eu à subir des
pillages nombreux, et principalement le
village de Serghévil, q u i est situé sur la
route des Kurdes et q u i conduit au district.
Dans ces jours de sang et de pillages, nous
autres A r m é n i e n s nous pensions que les
rêves caressés par nous allaient être b i e n t ô t
réalisés, etque nous trouverions enfin notre
d é l i v r a n c e tant s o u h a i t é e ; nous r é p é t i o n s
sans cesse : « L a l um i è r e paraît pour les
A r m é n i e n s », c'est-à-dire que nous trouve–
rions notre liberté. Ma i s , jusqu'aujourd'hui,
la réalité est que nous g ém i s s o n s toujours
et que les c œ u r s ne cessent de saigner.
Au j o u r d ' h u i , la population a r m é n i e n n e
est dans la terreur et l ' é p o u v a n t e . Les K u r –
des circulent tous les jours en bandes dans
les villages a r m é n i e n s et, avides de sang,
nous regardent d ' un œi l farouche. Qu ' a l –
lons-nous faire? Qu e l sera notre sort? A
cause de la mi s è r e et des p e r s é c u t i o n s con–
tinuelles, nombre d ' A r m é n i e n s sont déjà
partis et partent toujours pour Kharpout ;
beaucoup d'autres, las de souffrir et déses–
pérés, se dirigent vers l ' Amé r i q u e . Les v i l –
lages de Kh a r o r , Bélidjan et Kh o t c h é v i t
sont soumis aux vexations des tribus kurdes
de Tcharek, Gh i me k , Ma s s i k a n , Ko u r é l a n ,
Kh o l k h o l et bien d'autres ; le village de
Serghévil principalement attend sa fin tra–
gique tous les jours.
N'oublions pas de vous dire q u ' i l y a
aussi des Kurdes qu i se sont repentis d'avoir
pillé les A r m é n i e n s .
Au j o u r d ' h u i , ils s'en vont r é p é t a n t :
«
Nous avons eu tort de vous avoir pillés,
car après avoir vécu pendant quelque temps
du produit de notre pillage, nous sommes
aujourd'hui plus affamés que vous et plus
malheureux ; si nous n'avions pas fait ces
pillages, nous autres nous aurions vécu en–
core aujourd'hui à notre aise, grâce aux
A r m é n i e n s . »
L ' A r m é n i e n est créé dans ce monde pour
travailler toujours durement et le Ku r d e
pour j ou i r du produit d u travail de l ' A r mé –
nien ; i l est facile de conclure, par c o n s é –
quent, quel peut être le sort d u paysan ar–
mé n i e n dans ces conditions... Ma i s , laissons
tout cela de côté. Que faire quand , plus
lâches que les Kurdes et les Tu r c s , i l y a
des A r m é n i e n s , ennemis de la nation, traî–
tres et mesquins, que je c o n s i d è r e c omme
u n devoir de vous n omme r : Ma r o u k é
As s l i a n a n , Mam i a g o n As s l a n i a n , Tho r o s s
S a d i k i a n , Va r t a n Dé p i g h i a n , Ma r k a r M a -
loyan et Kalouste Boghossian; ceux-ci
commettent toutes les bassesses dans le v i l –
lage de S e r g h é v i l et se conduisent m ê m e
plus l â c h eme n t que le c h e i kh D j é l a l é d d i n e .
L e village de S e r g h é v i l , q u i renferme
cinquante maisons et dont les chefs étaient
Ghochgharentz Kalouste, Pirssoyan A r a -
kel, etc. — i l s se trouvent malheureusement
aujourd'hui à l'étranger, — au cours de ces
trois ou quatre d e r n i è r e s a n n é e s , a été sou–
mis aux atrocités des susdits six A r m é n i e n s ;
ils d é s h o n o r e n t impitoyablement les jeunes
filles, d'accord avec les Ku r de s et les Zap–
tiés turcs. Ce u x q u i protestent contre leurs
agissements sont atrocement battus ; ils
cherchent tous les prétextes pour trahir au
gouvernement ceux q u i protestent contre
leurs méfaits. De concert avec les Kurdes
et les Tu r c s , ils ont pillé tout le village, ils
ont v e ndu le mobilier des maisons de tout
le monde et ils ont remis une s omme de
200
livres aux percepteurs. Ils ont fait bat–
tre injustement Gh i r v i g h i a n Ma r d i r o s s ,
qui tomba g r i è v eme n t malade et garda le
lit pendant des mois ; le motif en était q u ' i l
avait protesté contre leurs injustices.
Après les é v é n eme n t s bien connus, u n
T u r c fanatique et avide de sang a r m é n i e n ,
n o m m é Mousstapha, v i n t s'établir avec sa
suite dans le village de S e r g h é v i l . Les souf–
frances et les vexations subies par la popu–
lation des villages n'ont plus de bornes a u –
j ou r d ' hu i . Les susdits six vauriens a r m é –
niens se son alliés à Mousstapha pour
donner plus libre cours à leurs passions et
font subir des souffrances inouies aux pay–
sans. L e susdit T u r c c o mm e n ç a à torturer
les A r m é n i e n s , à d é s h o n o r e r quelques
jeunes filles et les femmes a r m é n i e n n e s ; i l
é p o u s a par force Ma r k i r i d , femme de M i -
ghirditch Ap o ï a n t z , lequel se trouve à
l'étranger. I l enleva b i e n t ô t et é p o u s a par
force la jeune fille, Aroussiagh de Me l k o n
Ap o ï a n . To u s ces méfaits, i l faut vous le
dire, sont c ommi s par l'instigation et l'inter–
vention des susdits six vauriens a r m é n i e n s .
Au j o u r d ' h u i , nous nous trouvons dans
une situation d é s e s p é r é e ; nous recevons des
nouvelles d'après lesquelles des massacres
s'organisent. Partout r é g n e n t l'abandon et
le d é s e s p o i r ; la population est privée des
moyens de défense...
Que nos compatriotes veuillent bien nous
comprendre ; qu'ils songent au moyen de
nous secourir. S ' i l y a des personnes d é –
vouées et connaissant la situation déses–
pérée de la population, qu'elles viennent
dans ces coins retirés o ù domi nen t les souf–
frances pour prendre part aux luttes q u i
menacent les A r m é n i e n s .
LA MACÉDOINE
L a
Revue de Paris,
en son n u m é r o du l u j u i n ,
publie un article capital de M . V i c t o r Bérard. U existe
de telles analogies entre la situation de la Macédoine
et celle de l'Arménie que, les noms propres changés,
tous les arguments qui valent pour l'un des deux pays
valent pour l'autre. Voici les principaux passages de
l'article de M . V i c t o r Bérad :
Qu a n d , au d é b u t d u siècle dernier, les
b r û l o t s de Canaris et de ses é mu l e s fai–
saient sauter les flottes turques de guerre
et de commerce — e l parfois aussi les vais–
seaux e u r o p é e n s , — toute l ' Eu r op e c i v i –
lisée acclamait ce réveil des nations levan–
tines et M . le vicomte de Chateaubriand,
qni n ' é t a i t pas un anarchiste, saluait de sa
plus belle prose ces h é r o s q u i s i g a l am–
ment savaient risquer l eu r vie :
L'audacieuse entreprise de Canaris sur le
port d'Alexandrie a été au moment de tarir
cette source de peste et d'esclavage que
l'Afrique fait couler vers la G r è c e . . . S i les
gouvernements étaient assez barbares pour
souhaiter la destruction des Grecs, i l ne fal–
lait pas laisser à ces derniers le temps de
déployer un si illustre courage. 11 y a trois
ou quatre ans, une politique inhumaine au–
rait pu nous dire que le fer mulsulman
n ' é g o r g e a i t qu'un troupeau d'esclaves r é –
voltés. Mais aujourd'hui, serait-elle reçue à
parler ainsi d'un sang h é r o ï q u e ? L'univers
entier se lèverait contre elle. On se légitime
par l'estime et l'admiration que l'on inspire :
les peuples a c q u i è r e n t des droits à la liberté
par la gloire.
Vo i l à ce qu'en 1825 imp r ima i t M . de
Ch a t e a u b r i a n d , ancien rhinistre des af–
faires é t r a n g è r e s , et Canaris le b r ù l o t i e r
pouvait envoyer son fils à P a r i s : mon s e i –
gneur le duc d ' O r l é a n s , le futur L o u i s -
P h i l i p p e , s'honorait de conduire aux F r a n –
çais, dans sa propre loge, ce fils de « re–
belle », de « b r i g a n d », de « pirate », de
«
j a c ob i n », de « r é v o l u t i o n n a i r e », — ainsi
parlaient les h o n n ê t e s gens et l a presse offi–
cieuse. Ca r les h o n n ê t e s gens proclamaient
avec M . de Metternich que « les Grecs
s'étaient d i s c r é d i t é s par l eu r c ondu i l e i n –
s e n s é e et atroce », et ils croyaient avec
l'empereur Al exand r e « remarquer dans les
troubles d u P é l o p o n n è s e le signe r é v o l u –
tionnaire ». Mais M . de Ch a t e a ub r i a nd re–
prenait :
Les Canaris et les Miaoulis auraient été
reconnus pour véritables Grecs, à Mycale et
à Salamine... Les Grecs sont-ils des rebelles
et des r é v o l u t i o n n a i r e s ? Non .
Forment-ils un peuple avec qui l'on puisse
traiter? Oui,
Ont-ils les conditions sociales voulues par
le droit politique pour être reconnus des
autres nations? Oui.
E s t - i l possible de les délivrer sans troubler
le monde, sans diviser l'Europe, sans pren–
dre les armes, sans même mettre en danger
l'existence de la Turquie? Oui, et cela dans
Fonds A.R.A.M