LA QUINZAINE
Dans les provinces et dans les
prisons hamidiennes
Il advient parfois que des personnes
enclines à l'optimisme, s"étonnent de
la c on t i nu i t é de notre effort; on a en–
tendu ou on entendra encore des m i –
nistres dire qu'il ne se passe rien de
grave dans les provinces a rmé n i e n n e s ,
et i l s'en rencontre même pour em–
ployer la formule protocolaire, la for–
mule servile des serviteurs loyaux :
«
Tout le monde est heureux, g r â c e à
S. M . I. Ab d - u l - Ham i d . »
Toutes les nouvelles donnent tort à
la confiance officielle. Des lettres de
Van (2 mars) et de Passen (26 février),
apportent des renseignements, malheu–
reusement trop p r é v u s , sur la situation
locale.
A Van , le chef r é vo l u t i onn a i r e Wa r d -
kess, enfin pris par les a u t o r i t é s tur–
ques, a été c o n d amn é à la réclusion
p e r p é t u e l l e . Comme S é r o p et tant d'au–
tres, i l a été a r r ê t é sur la d é non c i a t i on
d'un mouchard : celui-ci a é t é , d'ail–
leurs, a s s a s s i n é en plein j ou r par un
membre du Comi t é exécutif.
Des menaces de massacre p è s e n t
toujours sur le pays. Turcs et Kurdes
ne cessent de dire aux A rmé n i e n s :
«
Vou s verrez, ghiaours, ce que nous
vous ferons au printemps ! »
En février, des d é s e r t e u r s de cavale–
rie hamidieh, au nombre d'une c i n –
quantaine, ortt t e r r o r i s é les villages ar–
mé n i e n s du district d 'Ar d j e sh ; ils ont
a s s a s s i n é , violé et pillé avec pleine
imp u n i t é .
A Passen, l'insolence et les excès
des Kurdes sont devenus tellement i n –
t o l é r ab l e s que la population turque
e l l e -même commence à s'en alarmer.
D'un commun accord, A rmé n i e n s et
Turs ont t é l é g r a ph i é à Ze kkh i - Pa c h a ,
commandant du 4
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'
corps, pour l u i de–
mander secours. Ma i s celui-ci, le h é r o s
sanglant de Guellieh-Guzan et de tout
le Sassoun, s'entend mieux à organiser
les massacres qu ' à les r é p r ime r , et les
t é l é g r amme s r e s t è r e n t sans r é p o n s e .
Al o r s les malheureux o p p r i mé s se
sont a d r e s s é s à l'Assassin en chef; ils
ont e nvoy é à Hami d , au grand vizir et
au ministre de la guerre la d é p ê c h e
suivante :
Par suite des méfaits
de certains
bandits munis d'armes, des Kurdes et
des aehirets, il n'y a même pas de sé–
curité pour circuler d'un village à
l'autre. A l'approche des travaux
agri–
coles, nous sommes condamnés à l'inac–
tion et, abandonnant notre bétail el nos
troupeaux, nous sommes obligés de ne
songer cju'aux moyens de nous
défendre.
Trois fois, iélégraphiquement,
nous
avons imploré la justice, mais ne voyons
jusqu'ici aucun résultat.
Si notre état
pitoyable n'était pas pris en
considéra–
tion et s'il ne s'améliorait,
les crimes
de ces malfaiteurs prendront des pro–
portions insupportables. Aussi, pour la
quatrième
fois, nous vous supplions
d'ordonner
l'exécution
de mesures im–
médiates.
Il en sera de ce t é l é g r amme comme
des p r é c é d e n t s . Hami d montre une ad–
mirable mé t h o d e dans sa conduite : ce
n'est pas au moment où i l mande à
Constantinsple Hus s e i n pacha et d'au–
tres chefs kurdes pour leur donner des
instructions de meurtre qu'il enverra
un contre-ordre à ses serviteurs subal–
ternes.
A u contraire, s'il feint, en d é c o r a n t
les membres des conseils patriarcaux
et quelques hauts fonctionnaires A r –
mé n i e n s , de t émo i g n e r une grande
bienvaillance envers « la nation fidèle »,
i l a o r d o n n é de nouvelles rigueurs con–
tre les prisonniers politiques. Non seu–
lement nombre de ceux-ci sont g a r d é s
en prison sans avoir été j u g é s , mais
ils subissent encore d'autres peines que
celles auxquelles ils furent c o n d amn é s :
tel qui devrait ê t r e d é p o r t é dans une
enceinte fortifiée est astreint au r é g i me
de la prison dans les pires conditions.
On a même s u p p r i mé pour les A r mé –
niens d é t e nu s politiques les ateliers où
ils é t a i en t conduits pour travailler dans
un espace assez large (ateliers de for–
gerons, etc.). On ne leur permet plus
que de menus travaux de vannerie.
Ils demeurent, comme par le p a s s é , à
la merci de leurs compagnons de d é –
tention musulmans, à qui on laisse des
armes et qui les peuvent tuer si la
moindre rixe se produit.
Même ceux qui sont c o n d amn é s à la
d é p o r t a t i o n dans une enceinte fortifiée
et à qui on n'inflige pas de peine sup–
p l éme n t a i r e sont soumis à un r é g ime
fort d u r : à Sa i n t - Jean-d 'Ac r e , de s im–
ples exilés sont en f e rmé s dans un han ;
ils paient le loyer
de leur prison et,
sauf la distribution de 300 drames de
pain par jour, sont p r i v é s de toute au–
tre allocation et, bien entendu de tous
secours mé d i c a u x .
Quant aux prisonniers proprement
dits l'affaire de Na rman et celle de K o -
zat
(
CfBlueBook
n°6, 1896),
donnent
une idée exacte de leur sort: à Na rman ,
en quinze mois, huit A r mé n i e n s sur
soixante moururent; à Kozat, en deux
mois, sur quinze prisonniers sept mou –
rurent.
A Ka r a Hi s s a r
(
Blue Book n° 6,pas-
sim),
quatre A rmé n i e n s prisonniers
firent une tentative d'évasion ; ils furent
rejoints par les zaplichs, g r i è v eme n t
b l e s s é s à coups de b a ï o n n e t t e s , puis
p r é c i p i t é s d'une hauteur de six mè t r e s
et p o i g n a r d é s . Ap r è s quoi, les gen–
darmes de Hami d revinrent à la pr i son
et t u è r e n t deux autres A rmé n i e n s qui
s'y trouvaient.
A u reste la simple liste que voici est
beaucoup plus é l o q u e n t e que tout com–
mentaire. C'est une note du vice-consul
Dewey concernant quelques A rmé n i e n s
d é t e n u s à Va n
(
Bhie Book n° 3 1896.
Annexé au n" 113).
Asbadur, mudir de îbizza, t omb é malade
en prison, mort.
Boya Khanjan Agop, t omb é malade en pri–
son, mort.
Shataki Bedros, t omb é malade en prison,
mort.
Shadvovian Hadji Mis ak, t omb é ,malade
et mort en prison.
Dikran, fils du s u s n ommé , t omb é malade
et mort en prison.
Mitzayan Nishan, tombé malade en prison,
relâché le 26 courant, mort hier.
Semeryan Ohann, r amo n é de prison à
son domicile gravement malade.
Movsès, fils de Movsi Sahak, renvoyé de
prison à Shatak, mort peu après,
r U n paysan de Havazor est mort, dit-on en
prison, voilà quelques semaines.
Nazaret, fils du s u sme n t i o n n é Shadvorian
Hadji Missak ; Saljiau Oliannès, Bornavian
Banos sont t omb é s r é c emme n t malades dans
la prison de Va n .
L ' é t a t des prisons turques esi le
même aujourd'hui qu'il y a dix ans :
car la note ci-dessus est a n t é r i e u r e aux
grands massacres; elle date donc d'une
é p o q u e de calme et de t r a n qm l i t é .
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va de soi que les fonctionnaires de
Sa Majesté imp é r i a l e , si on leur fa.sait
reproche de quelque b r u t a l . l é , r ép >n-
draient que la l o i très c l éme n t e leur
interdit toute violence. Ils répl quera eut
comme le fil sur ce point la subi nie
Porte e l l e -même au mémo r a n d um de
1895
concernant les r é l o rme s dans cer–
tains vilayets :
Fonds A.R.A.M