DISCOURS D' ANATOLE FRANGE
au Comice de Rome
Pou r obéir à l'invitation de votre
p r é s i d e n t , l'illustre professeur Sergi,
je dois prendre la parole dans cette
a s s emb l é e , et a p r è s votre v é n é r é con –
citoyen Angelo de (.hibernât is, élever
la voix d'un hô t e et d'un ami. Vous
entendrez avee bienveillance, j ' e n suis
sûr, le son de la langue s œu r . L a lan–
gue italienne et la langue française
sont deux s œu r s jumelles. Nous aussi,
nous avons s uc é le lait de la louve et
c'est avec un respect filial que je salue
celte ville de Rome , aïeule auguste des
nations.
Messieurs, je me promenais hier sur
le F o r um , où fut longtemps mé d i t é le
sort du monde. L à , maintenant, pa rmi
les.ruines des temples, des basiliques
et des arcs de triomphe, croissent de
jeunes myrthes, mê l é s au laurier d ' A–
pollon. Ces marbres et ces rameaux
sont l'image de vos souvenirs et de
vos
e s p é r a n c e s . E n les contemplant,
l'esprit tout plein de votre grandeur
p a s s é e , je voyais l'Italie dé l i v r é e et
Rome libre refleurir dans l ' Eu r ope pa–
cifique.
Messieurs, je viens sous les auspi–
ces, aux c ô t é s du patriote a rmé n i e n
L o r i s Mélikoff, vous convier à une
œu v r e qui i n t é r e s s e les droits de l ' hu –
ma n i t é et la paix du monde. Je viens
apporter la cause de l ' Armé n i e non à
l'Italie morte, mais à l'Italie vivante.
Pou r savoir combien vous ê t e s jaloux
de venger les attentats commi s contre
la personne humaine et de quelle g é n é –
reuse pitié vous honorez les victimes
des crimes, je n'ai pas besoin de re–
chercher des souvenirs, n i m ê m e de
rappeler le h é r o s dont votre mémo i r e
est pleine, le g é n é r e u x dé f en s eu r de
toutes les justes causes des peuples,
de Garibaldi, qui combattit pour l'Ita–
lie o p p r imé e et la France vaincue.
J'ai vu passer au pied de la colonne
Trajane un c o r t è g e innombrable de c i –
toyens qu i , dans un silence s a c r é , por–
taient à Gi acomo d 'Ange l o des cou–
ronnes de roses et d'iris. J ' a i vu passer,
c h a r g é e de tleurs funèbres, Rome r é –
paratrice. L e souvenir de ce spectacle,
qui me remplit d'admiration, m'encou–
rage à vous parler des A rmé n i e n s mar–
tyrs.
Messieurs, é t r a n g e r pa rmi vous, je
suis votre h ô t e et je connais mes de–
voirs. Je ne prononcerai pas un mot
qui me donne seulement l'apparence de
toucher aux affaires de votre pays, n i
de m'occuper d ' i n t é r ê t s dont vous ê t e s
seuls juges. Ma i s , puisque Italiens et
F r a n ç a i s nous sommes des hommes,
puisque notre dure condition est d ' ê t r e
des hommes, i l y a une politique que
nous pouvons, que nous devons faire
ensemble : c'est la politique de l'huma–
nité.
Un monstre, qui toujours tremblant
dans sa mi s é r a b l e toute-puissance s ' é –
pouvante de ses crimes et se rassure
par de nouveaux crimes, le sultan
Ab d u l Hami d 11, a, de 1893 à 1896,
fait pendre, é c a r t e l e r , b r û l e r vifs,
300,000
A r mé n i e n s , et depuis lors i l
s'applique avec une exé c r ab l e prudence
à l'extermination mé t h o d i q u e de ce
peuple d'orphelins.
Vous savez que, par leur intelligence
et leur activité, les A rmé n i e n s sont
capables de former les liens les plus
souples qui puissent unir l ' As i e à
l'Europe, e l que leur mission histo–
rique est d ' é c h a n g e r les produits de
ces deux parties du monde.
Le professeur Ange l o de Gubernatis
vient de vous le dire, ils ont fait p é n é –
trer chez eux la civilisation e u r o p é e n n e .
Au temps des Cé s a r s , leurs rois sont
venus à Rome et, sous l ' Emp i r e , ils
envoyaient leur jeunesse é t ud i e r aux
écoles de vos r h é t e u r s . A u moyen â g e ,
ils conclurent des t r a i t é s de commerce
avec la Sicile, des conventions avec les
Ré p u b l i q u e s de Venise et de Gê n e s .
Jusqu'au d i x - hu i t i ème s i è c l e , ils ont
fait un grand n é go c e avec l'Occident.
Depuis lors, ils ont l angu i , é pu i s é s
par d ' e x t r ême s souffrances, et mainte–
nant, ils agonisent sous le couteau des
Kurdes.
Qu ' i l leur soit permis seulement de
vivre et ils redeviendront ce qu'ils
é t a i en t autrefois, les agents les plus
actifs de la civilisation e u r o p é e n n e en
Orient. Un des leurs, le patriote Lo r i s
Mélikoff, vient i c i vous apporter leur
r e q u ê t e .
Messieurs, les A rmé n i e n s ne vous
demandent pas de r é a l i s e r en leur fa–
veur, par des moyens hasardeux, un
r êve c h imé r i q u e . Ils ne vous deman–
dent pas une patrie. Us ne vous deman–
dent pas de leur tailler leur part dans
la chair vive du Tu r c . Ils demandent
seulement que les engagements pris ;
en leur faveur par les grandes puis–
sances signataires du t r a i t é de Be r l i n ,
soient enfin tenus. E t c'est cette juste
r é c l ama t i on que, par la bouche de l'un
des leurs, ils portent à vos oreilles.
Il est vrai que leur sort d é p e n d , sur
le point capital, de ce qu'on appelle
les cabinets e u r o p é e n s et que la cause
des peuples martyrs n'a en fait d é j u –
ges que les diplomates. Ma i s une puis–
sance est né e dans le monde; l'opinion
publique et son souffle ardent p é n è t r e
parfois à travers les portes closes, jus–
que sur le tapis vert des c o n g r è s d i –
plomatiques.
Messieurs, vous r e p r é s e n t e z i c i l'opi–
nion publique de votre pays. E n cet
âge
de d émo c r a t i e , vous ê t e s morale–
ment pour un j ou r la « curia maxima. »
L ' a r t i c l e 61 du t r a i t é conclu à Berlin
le 13 juillet 1878, entre les grandes
puissances et. la Turquie, dispose :
«
L a Sublime Porte s'engage à mettre
à exé cu t i on , sans autre délai, les amé –
liorations et les r é f o rme s n é c e s s i t é e s
par les besoins locaux dans les pro–
vinces h a b i t é e s par les A r mé n i e n s , et
à garantir leur s é c u r i t é contre les C i r -
cassiens et les Ku r de s . E l l e fera p é r i o –
diquement c o n n a î t r e les mesures prises
à cet effet aux puissances qui veilleront
à leur application. »
L ' e x é c u t i on de cet article peut seule,
en assurant la t r anqu i l l i t é de l ' Armé –
nie et de la Ma c é d o i n e , délivrer l ' E u –
rope de l ' i nqu i é t ud e incessante que lui
cause ce qu'on nomme depuis si l ong –
temps la question d'Orient.
Messieurs, je ne veux pas en dire
davantage, je n'ai pas le droit de vous
tracer un ordre du jour. Je ne puis que
joindre mes p r i è r e s aux conseils de
vos
orateurs a u t o r i s é s et souhaiter
qu'à
Borne, de m ê m e qu ' à Mi l a n , à
Gê n e s , à Bruxelles, à Pa r i s , à Ge n è v e ,
l'opinion publique r é c l ame hautement
l'exécution i n t é g r a l e du t r a i t é de Berlin
comme le plus s û r moyen de sauver
des millions d'hommes et d'assurer la
paix e u r o p é e n n e . Vou s avez permis à
un
F r a n ç a i s de joindre sa voix à la
vô t r e dans une m ê m e p e n s é e de s ym–
pathie humaine.
Messieurs,, je vous en remercie, du
plus profond de mon cœur..
Anatole
F R A N C E ,
I
Fonds A.R.A.M