Gê n e s , nous accomplissons ob s t i n é –
ment une besogne d'information n é c e s –
saire ; quand nous soulevons de propos
délibéré l'émotion violente des foules,
nous les avertissons en même temps
du péril direct qui les menace, si elles
permettent aux gouvernements de pour–
suivre une politique inhumaine et
extravagante. E t elles sont frappées
que des hommes s é p a r é s par des anta–
gonismes presque i r r é du c t i b l e s se trou–
vent d'accord pour tenir le même l an –
gage, aussi bien en France qu'en Italie
et en Angleterre.
C'est ainsi que des manifestations
comme celle d'hier à Mi l a n , si p a t h é –
tiques qu'elles soient pour tous ceux
qui en garderont le souvenir, n'ont pas
seulement une importance sentimen–
tale. Notre p r é t e n d u e folie est la vraie
sagesse et nous osons r é p é t e r ave3
Anatole France : « Quelle est donc
cette sagesse de se taire quand le sang
des victimes crie. Seule notre po l i t i –
que est sage parce qu'elle est ouverte
et franche et qu'en dehors des voies
droites, i l n'y a que surprises et dan–
gers .
«
Seule notre politique est pacifique,
parce qu'elle se fonde sur le sentiment
populaire dans les nations civilisées et
que partout le peuple a la guerre en
exé c r a t i on . »
Que si les diplomates r é a l i s t e s r é –
cusent l ' a u t o r i t é d'Anatole Fr ance ,
dangereux utopiste et c h imé r i q u e r ê –
veur, nous leur en pouvons citer une
autre qu'ils honorent d'un culte fervent :
le prince de Bi sma r ck , qui n ' é t a i t pas
un songe-creux humanitaire, consen–
tait à r e c o n n a î t r e que dans les calculs
politiques, i l est prudent de ne pas
n é g l i g e r « les é l éme n t s
i mp o n d é –
rables. »
Pierre
Q U I L L A R D .
Milan, 27 avril.
Lettre
d
'
Erzeroum
Erzeroum, 24 décembre 1902.
Le 13 d é c emb r e , Missak Vouvoimikian, un
jeune homme de Va n , partit d'Erzeroum
pour Va n ; i l allait, a c c omp a g n é d'une grande
caravane qu i était composée de 250 chevaux,
et des muletiers ; i l y avait aussi avec eux un
é t u d i a n t militaire et un autre militaire. Le
troisième jour ils arrivèrent au village kurde
appelé Tahar, qui est situé dans la vallée
appelée T a h a r - Ké d a k . Le jeune homme,
Vouvoimikian, va passer la nuit chez un
Kurde appelé Médjid ; le lendemain, à peine
s'était-il mis en route, que quatre Kurdes
a rmé s , arrivent et attaquent te seul Armé–
nien qu i accompagnait la caravane ; ils t i –
rent quarante et cinquante coups de fusils
pour l'épouvanter, et après l'avoir roué de
coups, le pillent et emportent tous les objets
en argent et en or, d'une valeur de 20 à
25
livres. Les brigands n'étaient autres que
les frères de Médjid qui l'avaient vu partir le
matin ; aucun des muletiers ne vient à son
secours.
Le village Khara-Hassan, situé entre Erze–
roum et Paperle se trouve dans une situation
i n t o l é r a b l e ; les Turcs, pour une bagatelle, i n –
sultent et rouent de coups les A rmé n i e n s . Un
prêtre du village de Kegh-Aghor de la plaine
d'Erzeroum, donne sa fille en mariage à une
personne du village de Norchen, situé dans
la môme plaine. Un des Turcs, habitant le
village, un bey, venu aux noces de l u i -même ,
emp ê c h e ceux qui voulaient conduire la jeune
fille à l'autre village sans sa permission ;
toutes les prières et les supplications furent
vaines. Les Turcs, réclament quelques mé d -
jidiés et cinq titres de raki. A la fin on cède
devant fa volonté de ces nouveaux janis–
saires, et on arrive à peine à sauver la jeune
fille et quitter le village.
Dans le village de Komk de la même plaine,
pour une lutte entre deux chiens, le fils d'un
bey, Agé de 15 ans, vient lancer des pierres,
contre la maison de l'Arménien Partho-
g omé s , en criant que son fils ayant jeté une
pierre à leur chien, i l voulait le faire sortir
et le tuer ; les prières furent vaines ; les i n –
sultes, les cris, s'élèvent jusqu'au ciel ; les
Turcs se réunissent ; et si, à ce moment,
«
l'aratchnorte », qui était parti en une tour–
née d'inspection dans le viltage, ne fût e n t r é
dans le village, i l y aurait eu sans doute, un
versement de sang.
Dans le village d'Ounik aussi, un fait du
genre de celui que j ' a i r a c o n t é plus haut a
eu lieu. Les Turcs ont réclamé leur part de
l'argent et du raki, à des A r mé n i e n s qui célé–
braient leurs noces ; ils leur o r d o n n è r e n t , de
plus, de ne pas danser et. faire des réjouis–
sances. Les A rmé n i e n s ne les é c o u t è r e n t na–
turellement pas, d'où nacquit une lutte ; les
A rmé n i e n s se h â t è r e n t de protester en vitle ;
chemin faisant, ils r e n c o n t r è r e n t le Turc
infâme, Mahmoud bey ; celui-ci, mis au cou–
rant de l'affaire, ne taissa point les A r mé –
niens aller se plaindre au gouvernement;
«
je les punirai, mo i - même , leur dit-il. » Les
A r mé n i e n s p e r s u a d é s , r e b r o u s s è r e n t che–
min. Mahmoud bey arrive, r é u n i t quelques
Turcs chez lui, et fait venir s e c r è t eme n t des
Armé n i e n s , un à un ; i l les roue de coups
à les rendre malades, en leur disant que
c'était ainsi qu'il leur rendait justice. Les
paysans, avertis, pensent d'aller trouver le
bey avec le prêtre et quelques autres per–
sonnes, et l u i réclamer justice. Le bey p r é –
vient aussitôt les villages de Komk , Pade-
chen et Moulk des environs, et leur deman–
dent à chacun d'envoyer quinze hommes
armés...
L a M a n i f e s t a t i o n d e M i l a n
Le Comi t é qui s'était con s t i t ué à
M i l a n , sur l'initiative du docteur Lo r i s -
Mélikoff, pour organiser l'agitation en
faveur des populations o p p r imé e s d ' Ar –
mé n i e et de Ma c é do i n e , avait décidé
d'inaugurer son action par un grand
meeting à la date du dimanche
26
a v r i l .
Il avait, dans le courant de la semaine
p r é c éden t e , fait afficher un appel aux
citoyens de Mi l a n .
-
L
'
appel aux citoyens de Mi l an
Citoyens,
Un empire, qui resserre mal entre elles l'Asie
et l'Europe, nous offre en ce moment le specta–
cle horrible de sa barbarie, aussi bien à sa fron–
tière de l'Est, en Arménie, qu'à sa frontière de
l'Ouest, en Macédoine.
Les massacres et les martvrs, auxquels l'Ar–
ménie est vouée, sont l'œuvre de hordes cruelles
et rapaces, presque sanctionnée par un sinistre
privilège, tandis que sur la Macédoine pèsent
les répressions féroces de rebellions déchaînées
par le désordre vraiment inouï du gouverne–
ment.
Par suite d'engagements solennels et répétés,
pris avec la diplomatie de l'Europe, la Turquie
aurait dû réprimer depuis longtemps ses hordes
brutales et remédier aux conséquences de son
mauvais gouvernement. Mais ces engagements
se sont toujours tournés en une ironie terrible.
La diplomatie de l'Europe, qui hésite toujours,
par suite des intérêts disparates qui sont en jeu,
n'exerce pas de son côté une pression suffisante
sur le gouvernement ottoman et paraît presque
résignée à en devenir le jouet.
Mais désormais, le sentiment des nations
civilisées s'élève toujours plus énergiquement
contre les abominations que la Turquie commet
et consent.
La civilisation moderne rend toujours plus
étroite la fraternité entre les nations et le senti–
ment d'horreur éveillé par certaines énormités
ne demeure plus borné dans les limites d'un
mouvement stérile de l'esprit. Nous sentons que
nous nous ferions presque les complices des
crimes d'autfui, en oubliant d'apprêter les re–
mèdes. Nous sentons d'avoir le droit et le devoir
d'insurger contre quiconque, au nom de l'hu–
manité meurtrie.
Citoyens, c'est à cause de cela que parmi les
gens civilisées se lève, au nom de l'humanité
meurtrie, une protestation toujours plus formi–
dable, destinée à pousser les gouvernements de
l'Europe à intervenir en faveur des Arméniens
et des Macédoniens, qui succombent devant les
cruautés et les horribles violences du Turc.
La protestation doit être si unanime et si
puissante, que tous les délais soient interrompus
et toutes les discordes de la diplomatie se
taisent. La volonté unanime des gouvernements
civilisés deviendra ensuite une sommation si
efficace à son tour que la Turquie sera domptée
pour toujours, sans qu'il soit nécessaire de faire
appel à l'argument suprême.
Fonds A.R.A.M