Rapport du district de S egherd
(
vilayet de Bitlis)
2
Février
igo2.
Les malheureux paysans de Dussata s'en
allaient au village de Khanigh pour ache–
ter de la nourriture pour leurs bestiaux ; che–
min faisant ils sont a t t a q u é s par les hommes
d eD j ém i l a g h a qui leur enlèvent 13 canes, 1 che–
val, 14 gerbes, 14 cordes, 1 manteau de bure,
2
gilets et 2 épées ; les paysans e u x -même s
arrivent à peine à s'enfuir pour avoir la vie
sauve. L'affaire est r a p p o r t é e à Osman agha
d'Alikan, « protecteur du v i l l a g e » ; celui-ci
oblige le chef du village, Khalo, à détruire
le village et à s'en éloigner pour toujours,
mais le chef ne voulant, tomber sous aucune
responsabilité ne veut pas exécuter l'ordre
de l'agha. 11 proteste auprès du gouvernement,
mais personne ne l'écoute.
7
février.
Le n ommé Melkon Dono,
jeune homme de vingt-cinq ans, paysan du
village de Barsslé, du district de Bichérik,
était mort et e n t e r r é . Les musulmans de son
village, pour insulter son cadavre, le d é t e r –
rent en plein jour et après l'avoir dépecé, ils
le laissent en plein air. Ne trouvez-vous pas
cette affaire é cœu r a n t e et horrible?
Bichar agha, qui aujourd'hui commet i m –
p u n éme n t tous les crimes et barbaries, entre
le 14 février, avec 150 hommes a rmé s ,
dans le palais du gouvernement de Zok et i l
oblige le k a ï ma k am du lieu de télégraphier
au mi n i s t è r e de l'Intérieur que Bichar s'est
soumis et implore la haute clémence i mp é –
riale. On envoie en effet une dépêche dans le
sens i n d i q u é par l u i qui s'éloigne ensuite.
Nouri bey, chef des gendarmes, arrivé
depuis peu de Moush à Segherd, opère des
perquisitions nuit et jour autour de la ville,
prétextant que les fédaïs s'y étant introduits,
excitent la population a r mé n i e n n e contre
le gouvernement ; aussi établit-il une garni–
son dans le quartier a rmé n i e n derrière la
fontaine de Tzor (à l'est de la ville), dans la
maison appartenant à un Arménien et située
sur une hauteur; le pauvre propriétaire a
été chassé de la maison avec ses enfants. Les
pillages, les atrocités, les d é v e r g o n d a g e s
commis par les soldats sont inimaginables
et indescriptibles. Toute la j o u r n é e , ils cir–
culent parmi les femmes a rmé n i e n n e s qui
s'en vont à la fontaine, et par leur conduite
scandaleuse ils blessent l'honneur de ces
femmes. Jusqu'ici cinq ou six viols ont été
commis pendant la nuit. Les dimanches, ils
fouillent les jeunes gens a rmé n i e n s qui sor–
tent pour leurs divertissements ; sous p r é –
texte de trouver des armes, ils leur enlèvent
tout leur argent après les avoir battus
comme i l faut. 11 est à remarquer qu'on ne
confie pas à un agent de police ou à un gen–
darme chrétien la garde de ces lieux ainsi
que celle de la grande mo s q u é e (car tous les
vendredis, pendant les prières, un groupe de
soldats veille devant la mo s q u é e j u s q u ' à la
fin des prières).
Les fonctionnaires a rmé n i e n s , qui sont les
obligés de Chakir pacha, ne rougissant n u l –
lement de l'affront et du manque de con–
fiance t émo i g n é à leur égard, ont là lâcheté
de devenir volontiers un instrument aveugle
dans les mains du Turc selon les circons–
tances. Ce sont des créatures perdues d'âme
et de corps, fils de prostituées, la lie du
peuple a rmé n i e n .
Comme je vous l'ai souvent écrit, la classe
des c omme r ç a n t s de notre ville est composée
seulement de musulmans. C e u x - c i , pour
r emé d i e r à leur déficit de cette a n n é e causé
par la stagnation du commerce, imaginent et
emploient le moyen ingénieux suivant : d'une
part ils font courir le bruit que le taux de la
monnaie a baissé de 30 0/0 et ils arrivent
ainsi à écouter leurs marchandises, et d'autre
part à encaisser leurs fortes créances au d é –
triment de la population malheureuse.
22
février.
Sémil, frère de Bichar, s'in–
troduit par force avec ses hommes chez le
mouktar, Sarkissian Thoumo, et après avoir
maltraité toute la famille, on l u i enlève
4
bœufs, 4 vaches, 2 ânes, 14 moutons, 3 ob–
jets en cuivre, 1 chaudière, 2 plats, 2 poêles,
des cuillers, 2 pièces de toile, des nappes,
des vêtements,, en un mot tout le mobilier
et le bétail. Le malheureux n'ose pas protes–
ter de peur qu'on l'assassine.
28
février.
U n jeune homme a rmé n i e n
du village Siphi de Gharzan étant, mort sans
héritier, Bichar agha s'empare de toute
sa richesse (biens et bétail d'une valeur de
12.500
piastres).
5
mars.
Djémiô agha s'étant allé au vil–
lage de Dussata s'empare du troupeau de
moutons des habitants, dont 180 brebis ; i l
oblige le pâtre a rmém i e n de le suivre. Quel–
ques jours plus tard, le pâtre est sauvé
grâce à l'intervention d'un Iézidi, mais, na–
turellement, i l n'en est pas de même du trou–
peau.
7
mars.
Ce matin, à l'occasion de la
fête de Kourban bayram, tous les musul–
mans de Tijoghk se réunissent, comme d'ha–
bitude, dans la grande mo s q u é e pour prier.
Autour de la mo s q u é e , déjà un cordon
d'agents de police veille sur leur sécurité. Le
même jour, quelques-uns de nos compa–
triotes, après les vêpres, s'en vont au cime–
tière pour assister aux prières qui devaient
être faites sur la tombe de Sarkiss, un or–
fèvre mort la veille, comme c'est notre habi–
tude. Chemin faisant, pendant qu'ils pas–
saient p r è s de la mo s q u é e , soudain, ils sont
environnés par les soldats de garde et battus
à coups de crosse de fusils ; ils arrivent à
s'échapper à peine des mains des soldats
barbares.
Un Armé n i e n , n ommé Mourad, avait eu le
malheur de mourir le même j o u r ; son cer–
cueil était porté au cimetière par un chemin
différent deux heures a p r è s cet incident.
Une bande de jeunes Turcs ayant aperçu le
cercueil viennent s'en emparer, ifs descen–
dent le cadavre du cercueit et le t r a î n e n t
quelque temps dans les rues; après mille
supplications le cadavre leur est enfin entevé
et est e n t e r r é . Déjà, chaque fois que nous
allons au cimetière à l'occasion d'un enterre–
ment, chaque Turc r e n c o n t r é , petitou grand,
sans distinction, insulte à notre croix, notre
religion, nos prêtres, au défunt... fis souillent
nos cimetières, ils brisent les pierres t om–
bales, ils les emportent. Notre cimetière
n'étant pas clos et é t a n t contigu au champ
de Hamid agha, celui-ci en a l a b o u r é un
tiers et s'en est emp a r é .
Le 10 mars, un dimanche, Miné, femme de
Ohan Isstépanian de Goph, qu'elle était
allée à la montagne chercher des légu–
mes; ses voisins Dervish et A l i k o , de la
tribu d'Alikan, avec leurs cinq Irères, enlè–
vent la jeune femme et l u i font embrasser
l'islam par force.
19
mars.
A trois heures du matin, sur
la place du ma r c h é , Minass Bassmadjian, un
vieillard, notable Armé n i e n de notre ville,
reçoit trois coups d'épée d'un jeune Tu r c
Ahmed S é l a mo , poussé par le cheïkhe
Mahmoud.
La victime était une personne très riche ;
elle avait beaucoup d'argent, des maisons,
des champs, des mulets, etc., mais, pendant
les é v é n eme n t s tout lui l'ut enlevé ; sa maison
se trouvant dans le quartier musulman, pen–
dant les j o u r n é e s de terreur, sous la pression
de ses voisins i l embrassa l'islam avec sa
famille ; a p r è s que les jours terribles furent
passés, i l retourna au sein de sa religion.
Les Musulmans fanatiques
c o n s i d è r e n t
comme une faute impardonnable l'apostasie,
faute qu'on ne peut expier qu'en payant de
sa vie. Aussi, i l y a quatre ans, on tua son
fils, â g é de 30 ans, un solide gaillard, en de–
hors de la ville, et on jeta son cadavre dans
le fleuve ; aujourd'hui, on blesse le p è r e ;
le jeune criminel reste i mp u n i ; l'état du
blessé est grave et désespéré. Tous les c h r é –
tiens sont é p o u v a n t é s ; ils s'en vont au mar–
ché tête baissée et pleins d'épouvante. Pour
l'amour de Dieu, quel sera notre sort?
26
mars.
Les fils d ' Eumô r i s k a n , agha de
Kotib, ayant envahi le village voisin de Kitmos
(50
à 60 familles), r é c l ame n t 16 livres turques.
Les malheureux paysans venant à Tijoghk,
ont vendu leurs graines et s'étant p r o c u r é
ainsi 15 livres, ils les ont remises aux b r i –
gands. Deux jours après le gouvernement,
l'ayant appris, envoya, pour la forme, des
hommes pour arrêter les malfaiteurs qui ne
furent naturellement pas a r r ê t é s , comme
vous le pensez bien.
Ces même s fils du m ê m e agha r é c l ame n t
200
piastres des quatre familles a r mé n i e n n e s
restées dans le village de Bé ï k e n d ; mais les
jeunes gens ne pouvant pas payer, ils s'en–
fuirent en abandonnant leurs familles et
leurs biens entre les mains du Kurde sau–
vage. Quatre ou cinq aghas, depuis quel–
que temps, ayant envoyé leurs hommes dans
les villages a rmé n i e n s font ramasser de l'ar–
gent avec h â t e .
Aujourd'hui, 30 A rmé n i e n s de Bindvan et
des environs, réduits à la misère par suite
des oppressions, prirent le chemin d'Adana
pour y travailler comme ouvriers.
29
mars.
Aujourd'hui la population mu–
sulmane de Tijoghk est au comble de sa
joie ; de tous côtés ce sont des cris de joie,
de félicitations. L a population, hommes,
femmes et enfants se dirige vers le palais du
gouvernement et aux alentours de la prison.
Qu'y a-t-il? Sa Majesté Abd-ul-Hamid a
Fonds A.R.A.M