Au j o u r d ' h u i , continue le c o n f é r e n c i e r , le
grand massacre est t e r m i n é , et l'on ne tue
plus que quelques milliers de personnes
par an dans les vilayets a r m é n i e n s .
Les A r m é n i e n s , quand on ne les tue pas,
ne peuvent, sous peine de mort, bouger de
chez eux, m ê m e quand la famine sévit dans
leur village. Outre le domicile forcé, l ' A r –
m é n i e n est p r e s s u r é par le percepteur d ' im–
p ô t et par les bandes Ku r d e s , avec tous les
outrages, toutes les violences et toutes les
exactions les plus abominables q u i se puis–
sent imag i ne r , ainsi que le prouvent les
textes du L i v r e bleu que lit M . P . Qu i l l a r d .
L a police, les prisons, la torture sont d é –
peints par u n document consulaire que
M . Ga b r i e l Hauotaux, ministre de Tu r q u i e
en F r anc e
(
rires el bravos),
n'a pas e s s a y é
de nier, r é d i g é q u ' i l était par un de ses
agents.
A u village m ê m e , c'est l a m i s è r e de j o u r
en j o u r croissante, la faim, la mort poul–
ies uns, l a spoliation pour les autres. U n
rapport consulaire f r a n ç a i s de juillet 1902
donne à cet é g a r d des d é t a i l s effrayants et
navrants sur les assassinats p e r p é t r é s et
les a t r o c i t é s commises à ce moment, et
q u i , depuis lors, n'ont jamais cessé de se
produire. Cet état de choses abominable
est devenu l'état n o rma l , g r â c e à la com–
plicité tacite des chancelleries e u r o p é e n n e s ,
qui sont pourtant parfaitement r e n s e i g n é e s
sur ce q u i se passe. C'est là u n r é g i m e
p e u t - ê t r e plus é p o u v a n t a b l e que la terreur
au temps des massacres.
(
Applaudisse–
ments.)
P o u r q u o i le sultan a-t-il t o l é r é et t o l è r e -
t - i l ces tueries ?
Pa r c e que l ' A rmé n i e r e p r é s e n t e dans ses.
Etats l a culture et les idées de l'Occident,
ce q u ' Ab d u l - H am i d hait, e x è c r e et redoute
avant tout. Ces c h r é t i e n s d ' A r mé n i e , iso–
lés de la c h r é t i e n t é , n'ayant a u c un prolec–
teur a t t i t r é , ont de tout temps é l é des
o p p r i m é s , des victimes et des martyrs et,
m a l g r é tout, ils ont toujours g a r d é leur
religion et leur langue. Ve r s le mi l i e u d u
x i x
e
siècle, au contact de l'Occident, les
A r m é n i e n s reprennent conscience de leur
n a t i o n a l i t é en m ê m e temps que de leurs
m i s è r e s , et leurs d o l é a n c e s t r o u v è r e n t u n
é c h o au C o n g r è s de B e r l i n .
Pendant 20 ans, les A r m é n i e n s ont atten–
du en vain les r é f o r me s promises par la
Tu r q u i e et garanties par l ' Eu r op e . Ils
e s s a y è r e n t par des insurrections d'arracher
au despotisme turc les r é f o r me s ainsi pro–
mises e l garanties, et jamais accomplies.
Il y eut des actes d ' h é r o ï sme et de beaux
faits d'armes dans ces mouvements r é v o l u –
tionnaires, que les agents consulaires eu–
r o p é e n s d é c o u r a g è r e n t de leur mieux. Le s
i n s u r g é s a r m é n i e n s , s'ils n ' é p a r g n è r e n t
pas l'ennemi, r e s p e c t è r e n t toujours les
femmes et les enfants.
(
Vifs applaudisse–
ments.)
Quelle est maintenant la s i l ua t i on?
L ' A r m é n i e a devant elle trois solutions.
Il y a la solution turque, c'est-à-dire l'ex–
termination totale des A r m é n i e n s .
Il y a la solution russe, la ma i nm i s e
russe sur l ' A r mé n i e , solution peu souhai–
table, puisque les A r m é n i e n s russes ou
russifiés de force ne sont g u è r e à envier,
et puisqu'on dit proverbialement que « le
T u r c coupe les branches de l'arbre et que
le Russe en coupe la racine ».
Enfin reste l a solution la plus humaine
et l a plus sage, qu i serait l'application
loyale et réelle du fameux article 61 d u
t r a i t é de B e r l i n .
P o u r cela i l faut un c o n t r ô l e e u r o p é e n
qui assure cette application, et i l faut que
ce c o n t r ô l e soit effectif e l garanti par la
force, non pas contre le Mu s u l ma n , mais
contre le sultan !
(
Bravos).
Sans coercition contre Ab d u l - I I am i d , on
ne peut rien faire, pu i s qu ' un c h a r g é d'af–
faires de France a écrit à son ministre (dé–
p ê c h e citée au L i v r e jaune), que c'est le
sultan l u i - m ê m e q u i arme contre ses sujets
a r m é n i e n s le bras des assassins. P o u r a r r ê –
ter les massacres, i l suffit de menacer l'As–
sassin ! L e moyen s'est mo n t r é efficace dans
le p a s s é , i l le restera d'autant plus qu'on
l'emploiera plus é n e r g i q u e m e n t .
(
Applau–
dissements prolongés).
A ceux qu i s ' é t o n n e –
raient de cette intervention, M . Qu i l l a r d
r é p o n d que l a Tu r q u i e n'est pas une pu i s –
sance souveraine. L ' E u r o p e l'a s a u v é e ,
mais sous conditions, sous son c o n t r ô l e ,
sous sa surveillance. C'est un Etat toléré
et non pas un E t a l souverain. I l faut l u i
ô t e r la l i b e r t é du massacre.
A ceux qu i demandent : « P o u r q u o i ne
vous occupez-vous que des c h r é t i e n s , eL
non des victimes musulmanes du s u l t a n ? »
l'orateur explique que les t r a i t é s , malheu–
reusement ne p r o t è g e n t pas les sujets mu –
sulmans du sultan, et que d'ailleurs ceux-ci
profiteraient indirectement de toute réfor–
me accomplie en A r m é n i e ou en Ma c é d o i n e .
Ces r é f o r me s , e x é c u t é e s t r è s vite, sont
m ê m e le seul moyen de salut qui reste à
la Tu r q u i e Partout, en G r è c e , en C r è t e ,
en Bu l g a r i e , les r é f o r me s refusées, les mas–
sacres p e r p é t r é s ont p r é c é d é l'affranchisse–
ment des Grecs, des Bu l ga r e s et des C r e –
tois. Cet exemple devrait avertir la Tu r –
quie el l ' Eu r op e .
M . P . Qu i l l a r d conclut en disant :
«
Dans ces affairés d'Orient, une politi–
que d ' h u m a n i t é esten m ê m e temps la seule
politique r é a l i s t e . Les hommes d'Etat à
courte vue, q u i laissent massacrer en
Orient, nuisent aux i n t é r ê t s ma t é r i e l s et
financiers aussi bien q u ' à la cause s u p é –
rieure du droit et de l ' h uma n i t é .
Il faut que l'opinion publique en tout
pays fasse pression sur les gouvernements
pour les forcer à tenir parole, à faire leur
devoir, à p r o t é g e r les vies humaines contre
les caprices d'un fou sanglant. L e c h â t i –
ment viendra pour les gouvernements q u i
apprendront qu'on ne laisse pas i mp u n é –
ment r é p a n d r e le sang par le plus hideux
des assassins. »
Une longue ovation accueille cette b r è v e
et vibrante p é r o r a i s o n de l'orateur, qu i a
p a r l é durant une heure et demie environ,
au mi l i e u de l'attention la plus soutenue et
la plus sympathique. Son e x p o s é , tout en–
tier b a s é sur des faits et sur des documents
authentiques, exempt de toute d é c l a m a t i o n
et de toute e x a g é r a t i o n , a f a i t s u r l e p u b l i c
genevois l'impression la plus vive e l la plus
profonde.
Au s s i M . La c h e n a l , qu i a clos la s é a n c e
par quelques paroles é n e r g i q u e s , a bien
e x p r i mé le sentiment g é n é r a l en remerciant
les deux c o n f é r e n c i e r s et en s'associant à
leurs conclusions.
L a s é a n c e a été levée à 10 h. 3/4.
A
LA
CHAMBRE FRANÇAISE
No u s donnons ci-dessous, d ' a p r è s le
Compte rendu analytique,
les discours
p r o n o n c é s par M M . Millevoye, Ceorges
Berry, et d ' a p r è s le compte rendu s t é n o -
graphique, les passages des discours de
M M . Erancis de P r e s s e n s é , Ma r c e l Sen i ba l ,
De l c a s s é et B i b o t , concernant les affaires
d'Orient
M. MILLEVOYE
.
Nous avons assisté, sans rien dire, au mas–
sacre de 300.000 A rmé n i e n s . L'attitude que
nous avons eue à ce moment, restera comme
une tache indélébile. Les atrocités les plus
effroyables o n t é t é commises ; des fils ont été
é g o r g é s jusque dans les bras de leurs mères,
et devant ces spectacles abominables, nous
ne sommes sortis de notre torpeur que pour
aller recouvrer quelques créances.
Il faut espérer que nous n'aurons pas la
même attitude dans la question ma c é d o –
nienne.
On d i t q u e la Turquie s'est conciliée l'appui
d'un grand Etat militaire, mais le peuple
slave et l'Europe ne pourront pas rester i m –
passibles devant les massacres.
M. Georges BERRY
Depuis 1856, toute l'histoire politique de
la Turquie est faite dans le sang. 11 n'y a
pour le Turc qu'une l o i , c'est la l o i reli–
gieuse qui l u i commande de voler, de piller,
d'assassiner le chrétien. On l'a vu pour les
massacres d'Arménie, nu cours desquels les
femmes étaient conduites à l'abattoir et sai–
gnées comme des veaux. Qu'avons-i.ous fait
pour l'aire cesserces abominations?. Bien.
Or, ces massacres vont recommencer; cela
résulte de lettres que j ' a i reçues i l y a trois
jours. Allons-nous encore laisser faire?
En Macédoine, le sultan a agi comme en
Armé n i e . If a transformé en troupes de gen–
darmerie tes brigands et les Albanais no–
mades, et, sous prétexte de rétablir l'ordre,
il les a laissés se livrer aux pires excès.
Je rends volontiers a M . Delcassé cette jus–
tice qu'il s'est le premier préoccupé de cette
situation et qu'if a attiré sur la Macédoine
l'attention de l'Autriche et de la Bussie; i l
n'était que temps. La gendarmerie se livre
aux pires excès. Comme elle n'est pas payée,
etle vit sur l'habitant, qui est volé et pillé.
L a plaie de la Macédoine, c'est la gendar–
merie. Les. chefs albanais prélèvent aussi des
imp ô t s et, si le paysan ainsi accablé résiste,
on met le feu à sa maison.
Les fonctionnaires ne sont pas payés et
c'est pour cela qu'ils volent les contribuables,
On a imposé des réformes au sultan, mais
exigera-t-on que les fonctionnaires soient
enfin payés? Changera-t-on les p r o c é d é s de
d î me ?
Vous dites que le sultan a promis de faire
les réformes. 11 l'avait aussi promis en 1896
et 1897. Mais i l s'est bien g a r d é de les réaliser.
Celte situation c'est vous qui en êtes res–
ponsable, puisque vous avez.donnô au sultan
fa garde de ces peuples, puisque vous avez
mis le loup au milieu des agneaux. Vous
devez donc la faire cesser.
M . D E L C A S S É .
—
C'est une cause euro–
péenne, je ne puis pas agir tout seui et me
substituer à l'Europe tout entière.
M . G E O R G E S B E R R Y .
—
Les réformes étaient
promises depuis 1882, vous auriez dû pro–
fiter de votre d émo n s t r a t i o n navale à Mity-
lène pour en exiger l'exécution.
Vous ne pouvez pas ne pas oser parler
Fonds A.R.A.M